Berlinale 2023 – compétition : 20.000 especies de abejas d’Estibaliz Urresola Solaguren – La transidentité enfantine traitée avec une rare élégance
Ces dernières années, les films sur la transidentité sont quasiment devenus un genre en soi. La thématique a d’abord été approchée par le documentaire, pour s’affirmer dans le champ cinématographique de fiction. Suivant l’intérêt sociologique grand public, des adultes, le focus s’est petit à petit déplacé sur les jeunes gens, les adolescent∙es et à présent les enfants. D’auncun∙es commencent à s’en plaindre : a-t-on encore besoin d’un film sur le sujet ? En même temps, l’essence du cinéma n’est pas d’inventer le monde – même en science-fiction –, c’est d’en faire une proposition. Sinon, nous pourrions tout aussi bien nous poser la question : avons-nous encore besoin de films de guerre, de films de classe, de biopics sur Sissi ? Ce qui est sûr, c’est que le cinéma avait besoin de 20.000 especies de abejas (20’000 espèces d’abeilles) de la réalisatrice basque Estibaliz Urresola Solaguren, d’une sensibilité et d’une justesse rarement égalées sur la transidentité, avec le tour de force d’aborder d’autres sujets, non pas par la marge, mais imbriqué dans un entrelacement naturel, une fluidité qui ne force jamais sur l’un ou l’autre des leviers : la structure familiale, la transmission, les héritages relationnels, ainsi que leur reproduction. L’affirmation de soi, l’évolution des êtres de l’enfance au développement adulte est aussi le résultat du façonnage induit par le regard des autres. Courir plusieurs lièvres à la fois pour un∙e cinéaste-scénariste est toujours dangereux, le risque de noyer son sujet, d’alourdir sa trame guette ; Estibaliz Urresola Solaguren évite ces pièges et signe un film intelligent et sensible !
Aitor (Sofía Otero), que l’on surnomme Cocó, deux prénoms qu’iel rejette avec virulence, est un*e enfant de huit ans qui passe beaucoup de temps à réfléchir à une question fondamentale : « quand sait-on qui on est ? » La souffrance (ainsi que ces causes) de cet*te enfant éclate d’évidence sur l’écran face aux spectateurs∙trices, mais pas dans la vision de son entourage. C’est le processus douloureux de prise de conscience qui va se dérouler sous nos yeux.
Avec sa mère, sa sœur et son frère, iel va passer les vacances au Pays basque espagnol, auprès du reste de la famille, prête à fêter le baptême du dernier arrivé. Les difficultés rencontrées le reste de l’année par l’enfant, suggérées par capillarité de situations, vont s’intensifier. Les sorties à la piscine, dans les magasins pour acheter des habits, les injonctions de certaines personnes, comme celles de la grand-mère, pour rétablir une autorité sur iel – car bien entendu, si cet enfant est comme cela, c’est parce qu’on lui passe tout et on ne lui met pas de limites – deviennent de vraies tortures. Sa mère, Ane (Patricia López Arnaiz), lui laisse une certaine latitude puisqu’elle estime qu’iel se cherche et que cela est normal à son âge. Mais de là à accepter pleinement ce qui est manifeste est un pas qu’elle n’arrive pas à franchir. Elle-même se débat dans un mal-être lié à son couple, mais surtout à sa relation avec son père décédé : il était un sculpteur reconnu, elle a suivi son sillage mais n’arrive pas à s’émanciper de la figure tutélaire.
La révolte de l’enfant va faire bouger toutes les lignes de la famille qui, comme souvent, est dysfonctionnelle tout en cherchant à garder à tout prix les apparences. La tante d’Ane, apicultrice, Lourdes (Ane Gabarain), va être à plusieurs titres la personne qui va permettre à chacun∙e de se révéler. Auprès d’elle et des ruches, l’enfant va commencer à respirer, à s’ouvrir et à verbaliser ce qui l’étouffe et ce à quoi iel aspire. Lorsqu’une énième crise à propos de son prénom éclate et que iel décide : « je n’ai plus de nom », Lourdes s’insurge : « tu es un être vivant, tu as donc un nom. Choisis-le !». Telle la gardienne de la mémoire des non-dits familiaux, du scandale qui entache les parents d’Ana, Lourdes va également heurter frontalement sa nièce : « Tu peux regarder ce qu’il se passe ou agir comme ta mère et fermer les yeux. »
Sofía Otero interprète de manière bouleversante cet être en quête de son identité et d’un prénom. Lorsqu’avec son frère, iel jette son vœu le plus cher dans le feu, il lui demande son contenu : « que l’on m’appelle Lucía ». Petit à petit, iel devient elle. Parallèlement, à partir de cet élément déclencheur, sa mère, elle aussi prisonnière du regard des autres, des projections faites sur elle, des attentes et de ses propres frustrations, va commencer à réfléchir sur sa vie forgée par sa famille, à ce qu’elle aurait voulu être, ce qu’elle est devenue. L’affirmation de Lucía est une véritable révolution qui fait sortir tout son entourage, de plusieurs générations, de sa zone de confort. Le voyage dans l’identité devient multiple, sorte d’expédition initiatique collective, les un∙es et les autres devant à leur tour porter un regard sur elles et eux-mêmes.
L’écriture des personnages est tout aussi précise, intelligente et fluide que les deux trames tressées de l’histoire. Ils sont complexes, évoluent ou résistent, mais jamais ne tombent dans la caricature : la réalisatrice s’approche souvent du bord du précipice de l’attendu, mais jamais n’y tombe ; elle parvient toujours, par ellipse, à engager son récit et ses protagonistes sur la voie d’un drame maîtrisé, qui évite les facilités et ne se laisse pas submerger par sa propre dynamique au risque de s’emballer et de faire une sortie de route. La caméra, nerveuse du début, reflétant la machinerie convulsive du quotidien d’une famille de trois enfants qui ne permet pas de s’arrêter sur les détails pourtant révélateurs de certaines situations, adopte un rythme plus lent une fois arrivé∙es dans le village. L’énergie et la dynamique du récit se distribuent autrement, la caméra commence à s’intéresser aux personnages plus individuellement, créant une sorte de kaléidoscope où chaque mouvement d’un∙e personnage a un impact sur celui des autres. La décision de donner une esthétique naturaliste au film, ainsi que d’utiliser la langue basque avec la langue espagnole, sont également en adéquation avec le récit : il s’agit ici d’éviter l’artifice, de rendre la lumière et les sons de la vie ; quant à la langue basque, elle a l’avantage d’avoir une grammaire non-genrée, ce qui donne un peu d’air à la protagoniste principale, mais elle reflète aussi, à travers son aspect minoritaire, une revendication de diversité, de pluralité, de biodiversité culturelle, autre facette de la quête identitaire. Avec Estibaliz Urresola Solaguren, le cinéma gagne une réalisatrice qui pense son cinéma sans le corseter dans une mécanique, pour un rendu déchirant et élégant.
Plus de 20’000 espèces d’abeilles assurent la biodiversité de ce monde… tout comme 8 milliards d’habitants de cette terre assurent la diversité de l’humanité. Lucía en fait partie. Elle est elle, et c’est très bien comme cela.
De Estibaliz Urresola Solaguren; avec Sofía Otero, Patricia López Arnaiz, Ane Gabarain, Itziar Lazkano, Sara Cózar; Espagne; 2023; 129 minutes.
Malik Berkati, Berlin
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