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Berlinale 2023 – compétition : Puissance narrative visuelle de Disco Boy du cinéaste italien Giacomo Abbruzzese

Pour son premier long métrage, le réalisateur italien Giacomo Abbruzzese installé depuis 13 ans en France, parle de l’état du monde sans faire de discours, si ce n’est celui des corps qui souffrent, se battent et débattent, exultent aussi. Et ce monde est torturé – sur ces routes de migrants, dans ces centres de pouvoir où les sans-papiers sont à la merci des prédateurs, dans sa périphérie économique sous l’emprise postcolonialiste sur les matières premières avec à la clef des désastres écologiques pour les populations locales.

— Franz Rogowski – Disco Boy
© Films Grand Huit

Le film s’ouvre sur une étrange scène, quelque part en Afrique, des corps sont allongés les uns contre  les autres, morts, endormis ? on ne sait pas trop… Sans transition, on se retrouve dans un bus de supporters bélarusses se rendant pour un match en Pologne. Aleksei (Franz Rogowski) et Mikhael s’esquivent du groupe sur une aire d’autoroute ; ils ont le projet de partir tenter leur chance en France, dans la Légion étrangère. Le voyage ne se déroule pas comme prévu, seul Aleksei s’enrôle et entame la formation militaire qui lui permettra de faire ses preuves pour la France et, au bout de cinq ans, comme récompense, recevoir, pour services rendus, la nationalité. Sa route va croiser un autre jeune homme, Jomo (Morr Ndiaye, pour la première fois à l’écran), porte-parole du MEND (Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger), chef d’un groupe de rebelles engagé dans la lutte armée contre les compagnies pétrolières qui détruisent à leur profit le delta du Niger. Aleksei et Jomo sont des alter ego, le réalisateur explique en conférence de presse :

Je voulais faire un film de guerre inhabituel, d’ordinaire, on voit un seul côté de l’histoire, ici, on voit les deux.  Les deux ennemis existent, complètement, avec chacun son point de vue et ses raisons pour agir tel qu’il le fait. Ce n’est pas une histoire de bien ou de mal, on peut les comprendre tous les deux, voir qu’ils ont imaginé leur vie différemment, les circonstances ont fait qu’ils ont pris cette voie. Ce sont des gens qui ont choisi les armes, en ce sens, ce ne sont pas des gens bons.

Il est vrai qu’Aleksei et Jomo portent en eux une certaine complexité du monde qui influe sur leurs comportements et, même s’il ne s’agit pas ici de cautionner l’un ou l’autre, Giacomo Abbruzzese  permet d’appréhender cette complexité et éloigner les formes de jugements simplistes et rassurantes moralement. Même si un certain cinéma sermonneur prêche un monde de bien et de mal, en termes chromatiques, les êtres humains passent plus de temps à évoluer sur toute la gamme de gris plutôt que de sauter du blanc au noir et vice-versa.

Le spectre visuel de Disco Boy est saisissant, sa directrice de la photographie, Hélène Louvart, maîtrisant les différents espaces de tournage pour donner corps au récit, naturaliste dans un car de supporters bélarusses ou sur les lieux d’entrainements de la Légion, psychédélique dans la boîte de nuit, vue aérienne frappante du delta du Niger et de sa pollution, chamanique dans la jungle et même homo-érotique dans les nombreuses scènes de douche et chambrée de la Légion. Le réalisateur use également d’effets de styles dans les prises de vue (garder un focus fixe qui rend à tour de rôle flou le premier puis le second champ de vision) comme dans la musique (signée par le compositeur de musique électronique Vitalic) qui appuie parfois sur le mode oppressant. On peut regretter qu’il se laisse glisser dans un excès d’artifices, mais cela fait partie de son mode opératoire radical de narration auquel s’ajoute une déconstruction temporelle : le récit n’est pas linéaire sans que cela ne gêne la compréhension. Le spectateur, la spectatrice connecte parfaitement les tenants et aboutissants entre eux et forme sa propre continuité. À propos de sa vision du cinéma, Giacomo Abbruzzese souligne :

Quand je commence un projet, je fais beaucoup de recherches, puis je mets de la distance avec la documentation pour arriver à introduire de l’abstraction qui rendra le résultat universel. Ma vision du cinéma est celle qui consiste à trouver la bonne distance.

— Laëtitia Ky – Disco Boy
© Films Grand Huit

Disco Boy incarne les errances d’êtres humains qui se trouvent être Aleksei et Jomo, mais pourrait très bien être celles d’Anna, Ravi, Gabriela, Amir, Mei ou John. Une mince frontière sépare le corps de la danse et le corps de la guerre, quand ceux-ci sont portés par une musique exhalant la vitalité primaire de la vie. Que ce soit dans la jungle ou dans la boîte de nuit à Paris, elle est source de transcendance, d’hallucinations, de rêves ou d’événements surnaturels. Si dans le corps à corps de combat, un résultat tangible en ressort, dans celui de la danse, une communion est possible. Le signe particulier que portent Jomo et sa sœur Udoka (Laëtitia Ky, actrice et artiste ivoirienne féministe) est celui d’un œil vairon qui va s’avérer être le cordon ombilical entre ces deux hommes – Aleksei, hanté par ce qu’il s’est passé lors de sa mission au Niger, cherchant à expier sa faute dans une danse rédemptrice avec Udoka dont il reconnaît le regard de son frère dans ses yeux.

Avec un regard singulier sur le cinéma, Giacomo Abbruzzese est un artiste à suivre… s’il trouve des producteurs∙trices prêt∙es à le suivre dans sa vision. Un prix dans un festival prestigieux pourrait à ce titre bien faire son affaire !

De Giacomo Abbruzzese; avec Franz Rogowski, Morr Ndiaye, Laëtitia Ky, Leon Lučev, Matteo Olivetti; France, Italie, Belgique, Pologne ; 2023 ; 91 minutes.

Malik Berkati

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