Cannes 2017 – 24 Frames : le dernier tableau d’Abbas Kiarostami
Abbas Kiarostami est souvent venu pour la compétition de Cannes en 2012 avec Like Someone in Love, un film insolite, qui a laissé le public en haleine. À l’époque, le réalisateur iranien était impénétrable, incitant les spectateurs a la réflexion pour parvenir à percer ses œuvres hermétiques; Il a déclaré que les sièges de cinéma rendaient un public paresseux et que les points d’interrogation étaient «une partie de la ponctuation de la vie». Abbas Kiarostami aurait été présent cette année pour célébrer les 70 ans du festival de Cannes mais il nous a quittés à l’âge de 76 ans en juillet 2016. Près d’un an après sa mort, le festival a organisé un évènement spécial pour honorer le cinéaste en présentant son dernier chef d’œuvre – 24 frames, un film audacieux techniquement parlant, hypnotisant et jusqu’au-boutiste.
Ce mardi 23 mai, présenté de manière animée dans le plus grand cinéma de Cannes, la Salle Lumière, 24 Frames est indubitablement son film le plus expérimental. Exceptionnellement, Thierry Fermaux monte sur scène avant la projection, mentionnant la présence du fils ainé du cinéaste, Ahmad Kiarostami, dans la salle. Il poursuit en annonçant qu’une minute de silence sera fait, en présence de tous les réalisateurs, pour rendre hommage aux victimes de l’attentat perpètre au concert d Ariana Grande. Le feu d’artifice, prévu ce mardi pour fêtera les 70 ans du festival, est annulé.
Désireux de mêler les genres (Kiarostami a une formation en beaux-arts), inspiré par son désir de savoir ce qui se passe avant et après ce qui est représenté dans une image, Kiarostami et une équipe d’animateurs et d’artistes de son extrêmement talentueux ont rendu en mouvement 23 des photographies du réalisateur iranien ainsi qu’une peinture Bruegel en ouverture, chacun rendue tableau durant quatre et une demi-minute.
Tout au long de sa carrière, Kiarostami a posé des questions à la fois philosophiques et ludiques sur la frontière entre le cinéma et la vie, la construction et la réalité, dans des films comme Ten (2002), Five, dédié à Ozu (2003), Shirin (2007), et Like Someone in Love (2012), confrontant le public à ces ambiguïtés inhérentes à son art. Il en résulte que la fictionnalisation de ce que le cinéma choisit de montrer ou de laisser de côté, est toujours pertinente et sa nature change a évolué avec l’apparition des appareils photo numériques. 24 Frames en est un magnifique exemple qui englobe la technologie numérique plus que n’importe quel film antérieur de Kiarostami: chaque photo est amplement manipulée numériquement en interpolant les animaux et le mouvement, confondant les supports photographique et filmique, le public à errer dans un univers merveilleux et fantastique qui oscille entre imaginaire et réalité.
Suivant les traces du cinéaste américain d’avant-garde structuraliste James Benning qui est récemment passé au numériquement pour ses films de paysage contemplatif, chacune des photos animées de Kiarostami crée un échange dialectique entre l’espace sur l’écran et l’espace plat, les horizontales plates (comme une clôture au bord de la mer) et un mouvement profond axial (roulement des vagues), avec une tension sonore qui permet l’anticipation de ce que vous entendez et ce que vous allez voir. Les photos, certaines en couleur, mais la plupart en noir et blanc, représentent la plage, des remblais enneigés, des troncs à charbon de bois noir, des vues par des fenêtres, des troupeaux de vaches qui défilent, divisant l’image en petites parcelles qui contiennent leur propre action ou leur inaction. Les animaux animés ajoutent un aspect entièrement novateur à ce type d’étude du paysage, car la plupart des films photo contiennent une sorte d’histoire animale, comme ce groupe d’oiseaux qu’on ne retrouve à l’image à la fin d’un tir.
Une question de Kiarostami quintessentielle émerge: ce qui était dans les photographies originales, par le truchement de ces animations, font surgir de nouvelles images. Les effets sont un peu saccadés et parfois déformés, venant confirmer l’intention assumée de Kiarostami à pousser les spectateurs à imaginer et fantasmer. Le résultat est tout simplement magique : les animateurs semblent être parvenus à diriger dans une incroyable chorégraphie les animaux terrestres et célestes.
Une question taraude les spectatrices comment ont-ils fait cela? Centrés sur l’absence et la présence, des cycles de départ et de retour, la mort et la vie, ces 24 Frames atteignent une catharsis avec le cadre final dans lequel Kiarostami remplace les animaux ou les vagues par une femme endormie, jouant au ralenti derrière elle, une vieille image hollywoodienne. Dans un ultime adieu ; retour au cinéma.
Firouz Pillet, Cannes
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