Cannes 2025: présenté en compétition officielle, O agents segreto (L’agent secret), de Kleber Mendonça Filho, invite à un triller politique et psychologique sur fond de dictature militaire
Porté par un Wagner Moura, impressionnant de justesse et de charisme, le dernier film du cinéaste brésilien retrace les pages le plus noires du passé tout en explorant le présent du Brésil.
© Victor Juca
Marcelo (Wagner Moura), un homme d’une quarantaine d’années fuyant un passé trouble, arrive dans la ville de Recife, dans la région du Pernambuc, où le carnaval bat son plein. Il vient retrouver son jeune fils, Fernando, qui vit avec son grand-parent, Ses Alexandre (Carlos Francisco) et sa femme, et espère y construire une nouvelle vie. C’est sans compter sur les menaces de mort qui rôdent et planent au-dessus de sa tête…
Le film s’ouvre sur un succès musical, une samba de 1977 qui enthousiasme tout le Brésil. Deux personnes échangent, en voix off sur ce titre qui fait se trémousser tout le monde. Une discussion a priori anodine mais, quand le champ de la caméra s’élargit, le public réalise que le pays, sous le joug d’une terrible dictature militaire, et en proie à une police corrompue, vit les heures les plus sombres de son histoire. Nous sommes en 1977 mais le Brésil est tenu d’une main de fer par une dictature militaire depuis 1964.
Une Topolino orange file sur la route et arrive dans le Nord-Est brésilien. Au volant, un homme quadragénaire observe, étonné, les costumes et les masques des personnes qui célèbrent le carnaval. Puis, il s’arrête à une station essence désertique où seul le pompiste s’empresse de laver les vitres de sa voiture tout en lui expliquant que gît un cadavre sous les cartons jetés au sol, là où les chiens errants tentent de se nourrir. Le cadavre continuera à dégager une odeur nauséabonde avant que les autorités ne viennent le récupérer. Lorsqu’une voiture de police arrive, les officiers s’intéressent davantage à vérifier les papiers du nouveau venu qu’à s’occuper du corps gisant au sol. Permis, papier d’identité et permis du véhicule sont en règle mais les policiers ne l’entendent pas ainsi. Moyennant quelques billets, Marcelo achète sa quiétude. L’irruption inopinée des policiers confirme cette atmosphère anxiogène. Le pays connaît des disparitions inexpliqués et des exactions multiples mais chez Kleber Mendonça Filho, on ne voit rien, on perçoit seulement. Seul le portrait officiel du président nous rappelle quel est le régime en place.
Nous sommes au tout début du film mais on réalise déjà combien la banalisation de la violence est la règle et l’inspection de tous les citoyen·nes, un ordre. Wagner Moura est dans tous les plans et y incarne de manière magistrale un veuf fugitif en quête de retrouvailles avec son fils. Pour quitter le pays avec son enfant, il devra traverser un scénario empli de chaos mystique et politique. Surtout politique ! A son arrivée à Recife, Marcelo commence par la visite de son nouveau lieu de résidence par Dona Sebastiana, (interprétée avec brio par Tânia Maria),une femme d’un âge certain, la cigarette au bec, frêle mais d’une énergie redoutable. Les éléments étranges de l’intrigue, magiques voire mystiques, comme un chat à deux visages, sont bien présents.
Le fait que le cinéaste situe l’action de son film en plein carnaval contribue à cette dimension magique et mystique. Autre exemple : la poursuite de deux tireurs est encadrée par des personnages des rues de Recife au rythme de tambours incessant qui apporte une dichotomie propre au Brésil. Même en pleine dictature et au bord du chaos, les Brésilien·nes cherchent à s’amuser en danse et en musique, peut-être pour tenter de survivre à défaut de vivre. Cette dimension étrange se poursuit : des journaux commencent à publier des articles sur une jambe velue meurtrière qui laisse une traînée de sang partout où elle passe. Malgré la censure, les médias brésiliens réussissent à la contourner pour transmettre la réalité au peuple et construire un imaginaire social de la de la désolation et de la dévastation.
Entre cette atmosphère emplie de magie et de bizarreries et le choix d’un agent secret comme protagoniste, le cinéaste brésilien opte pour le film d’espionnage pour dire beaucoup, y compris dans les ellipses et les silences.
Dans ce Brésil dirigé par des patrons d’industrie corrompus et des policiers, des forces de l’ordre qui profitent de leurs contacts et de leur statut pour faire disparaître des documents, voire des personnes, chacun·e devient agents doubles.
Pour parler des affres de la dictature brésilienne, Kleber Mendonça Filho a choisi le genre de l’espionnage pour guider son mystérieux et mélancolique agent secret dans un périple entre Recife, Fortaleza et Sao Paulo. Le genre idéal pour effacer d’un coup gomme un élément du passé, une personne. L’espionnage est l’art de l’effacement et Kleber Mendonça Filho le maîtrise à la perfection. Une personne efface son nom, cache son histoire, obscurcit ses intentions et se lance dans un territoire inconnu en cherchant à ne laisser aucune trace. D’ailleurs, Marcelo sollicite de l’aide pour obtenir de faux passeports pour son fils et lui depuis qu’il a reçu des menaces de mort. Il faut dire que le contexte invite à prendre au sérieux de telles menaces. Dans la région où vivent ses beaux-parents et son fils, on vient de repêcher un requin dans lequel se trouvait la jambe d’un homme. Les requins n’ont guère la côte qu Brésil de puis Les dents de la mer (1975) de Steven Spielberg mais il y a d’autres requins, bien plus sanguinaires, à redouter !
La trame de O agence segreto bénéficie d’un terrain scénaristique fertile qui amène le cinéaste à faire ce qu’il fait le mieux : utiliser les piliers du cinéma de genre pour aborder des thèmes pertinents et sensibles pour le Brésil et le monde. Ici, les scènes d’appels téléphoniques cachés, de fausses identités et de poursuites intenses s’enchaînent. Il y a aussi des enregistrements sur cassettes audio faits à la fin des années septante qui seront digitalisés et écoutés sur ordinateur à l’heure actuelle. C’est ainsi que Fernando, devenu un grand professeur en charge d’un banque de sang sera contacté et saura enfin ce qui est arrivé à sa mère.
Wagner Moura, dont la notoriété a explosé après son interprétation de Pablo Escobar dans la série Narcos diffusée sur Netflix, porte le film sur ses épaules. Ce rôle pourrait bien lui valoir un prix d’interprétation masculine …
A Cannes, Kleber Mendonça Filho a souligné combien L’Agent secret a été un film « extrêmement dur et difficile à réaliser». On s’en doute vu que le cinéaste est né fin 1968, l’époque dans laquelle il situe son dernier film est donc celle de son enfance. Une enfance passée sous la dictature militaire !
Firouz E. Pillet, Cannes
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