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Entretien avec l’acteur péruvien Gonzalo Alfonso Molina Paredes qui tient le rôle masculin principal dans le film Reinas de Klaudia Reynicke

Dans Reinas (Reines qui est toujours à l’affiche en Suisse romande), de Klaudia Reynicke, Gonzalo Alfonso Molina Paredes, connu comme acteur, chanteur et pédagogue de théâtre péruvien, tient le rôle de Carlos, un père de famille fantasque et imprévisible. En Amérique latine, il est surtout connu pour ses différents rôles dans des feuilletons de la société de production péruvienne Del Barrio Producciones. Après avoir suivi une formation d’acteur de théâtre à l’Université pontificale catholique du Pérou (PUPC, Pontificia Universidad Católica del Perú)) et dans plusieurs ateliers de théâtre, sa longue carrière dans le théâtre péruvien est reconnue et Gonzalo Molina a participé à plus de trente productions péruviennes, travaillant sur différentes pièces de théâtre.

— Abril Gjurinovic, Luana Vega et Gonzalo Molina – Reinas
© Diego Romero

Présent au Festval de Locarno 2024 pour la projection du film Reinas sur la Piazza Grande en août dernier, Gonzalo Molina nous a parlé de son personnage, de ce qu’il partage avec lui, du Pérou et de l’époque du Sentier Lumineux.

Rencontre (pour le lectorat hispanophone de j:mag, l’audio orginal est disponible à la fin de l’article, la présente retranscription a été éditée pour une lecture plus claire et fluide):

Comment le projet de Klaudia Reynicke vous est parvenu qu’est-ce qui vous a plu dans le rôle de ce père de famille fantasque, qui disparaît et réapparaît des années plus tard ?

Le film a été tourné en 2023. C’est la directrice de casting, Paola León Prado, qui m’a appelé à la fin de l’année 2022. Elle m’a soumis le projet mais ne m’a pas raconté beaucoup du film. J’ai tout suite dit que j’étais d’accord, que le sujet me plaisait. Je savais juste que c’était une réalisatrice péruvienne qui vit en Suisse. J’ai d’abord fait les essais puis Klaudia est venue à Lima et c’est là que je l’ai rencontrée ; cela a été le moment le plus joli. On s’est bien entendu. Pour moi, ce qui importe, c’est que je m’entende bien avec le ou la cinéaste avec qui je vais faire le projet.

Mais aussi avec l’histoire ?

Bien sûr avec l’histoire aussi ! Mais la connexion avec la personne avec qui je vais travailler est primordiale comme je vais me remettre entre ses mains et devoir lui donner ce qu’elle souhaite. Cela a été génial, on s’est bien entendu.
Quelques jours plus tard, la directrice de casting m’a appelé pour me demander si je pouvais faire à nouveau des essais et m’a dit : « Gonzalo, les essais ont plu à Klaudia mais elle est préoccupée car tu ne connaissais pas le texte. J’ai répondu que, bien sûr, je connaissais le texte et que j’ai improvisé parce que je pensais que c’était ce qu’elle souhaitait, de l’improvisation. Paola m’a répondu : « Non, Klaudia veut que tu récites le texte par cœur, à la lettre près. » J’ai refait les essais en récitant le texte exactement au mot près, avec les points les virgules et les guillemets (rires).
Ils m’ont confirmé que j’avais le rôle et j’étais enchanté. J’avais une idée du personnage. Ils m’ont dit que j’étais parfait mais qu’on allait faire à nouveau à l’envers (rires). Cela s’est passé trois jours avant début du tournage et cela a été un choc dans ma tête.

Un choc au point de créer la confusion dans votre esprit, prêt à exploser ?

Oui, tout à fait. Cela a été le côté positif de ce tournage: ce qu’a fait, de manière très intelligente Klaudia a été de me sortir de mon zone de confort en me disant : « Ce que tu fais est bien mais non, non, on change ! » Elle m’a dit que j’étais bien dans mon rôle et qu’elle voulait me pousser dans mes limites. Je crois qu’il est nécessaire d’avoir cette dualité pour comprendre le personnage.

Pour incarner ce personnage, la frontière reste floue ?

Oui, c’est complexe. C’est un personnage enchanteur mais pas seulement. C’est un personnage qui les a abandonnées, qui a fait des choses très mauvaises.

Mais, au fil des scènes, on perçoit qu’il a beaucoup d’affection pour ses filles …

C’est un homme qui aime mais ne sait comment aimer. C’est un père très péruvien.

Ah, bon ! Que partagez-vous avec Carlos ?

Bon, je suis papa et je vois ce genre de situations avec mes trois fils. Je partage beaucoup de choses avec cet homme. J’ai trois fils de trois mamans différentes. Ce genre de situation est fréquent au Pérou mais aussi dans le monde, je crois. C’est important pour moi d’avoir de bonnes relations avec mes fils, de ne jamais cesser de les voir. Je pense que c’est pareil pour Carlos. Carlos sait qu’il ne verra sans doute plus ses filles. Il s’agit de les voir mais il ne sait pas comment le faire. Je crois que, pour ce père, il s’agit de trouver le moyen d’avoir une relation avec ses filles d’autant plus qu’il avait cessé de les voir pendant des années.

On comprend que la paternité est ce qui vous a plu dans ce rôle : quand vos fils ont besoin de vous pour parler, vous répondez présent ?

Oui, toujours ! Le plus âgé, qui a vingt-deux, ans, vit avec moi. Le second vit à mi-temps chez sa maman, à mi-temps chez moi. Le troisième vit chez sa maman mais a ses affaires et sa chambre chez moi. Le point fragile dans mon personnage est que Carlos comprend qu’il ne verra plus ses filles.

C’est ce qui est difficile pour lui : il ne sait pas comment donner son amour comme il n’en a pas reçu …

Carlos a beaucoup souffert tout comme moi. Carlos a beaucoup de moi, il a aussi beaucoup de mon père. Il a beaucoup de tous les pères péruviens (rires). La paternité est un sujet qui m’émeut, qui me met dans une zone de confort comme je sais de quoi je parle, que je vis et que j’ai vécu car c’est très douloureux de se séparer de ses enfants. La première séparation que j’ai vécue quand j’ai quitté la maman de mon fils aîné, je me souviens clairement du jour où je suis parti : j’ai senti que mon cœur se divisait. Cette image poétique ou rhétorique du cœur qui se divise est bien réelle, physique. J’ai senti dans ma poitrine quelque chose qui s’est ouvert et c’est une douleur de perte. La perte de vivre avec son enfant, de prendre soin de lui. C’est un thème qui m’émeut, me touche.

Dans le cas de Carlos, il y a en plus le contexte de l’émigration ?

En plus ! De nos jours, la question de l’émigration est si dure. Dans le film, l’histoire se déroule au début des années nonante au Pérou et l’émigration était envisagée pour raisons politiques. L’arrivée de Pedro Castillo, accusé de liens avec la sanguinaire guérilla maoïste du Sentier Lumineux, réveille des souvenirs de cette époque. À l’époque du Sentier Lumineux, l’émigration était une question de vie ou de mort. On ne savait pas, quand on sortait dans la rue, si une balle allait nous toucher.

Les Péruviennes et Péruviens quittaient leur maison le matin sans savoir si elles et ils rentraient le soir ?

Exact ! J’étais adolescent à Lima durant la période la plus violente dans la capitale. Je sortais jusqu’à cinq heures du matin pour aller boire des verres avec mes amis. Aujourd’hui, je pense à ce que j’ai fait et je réalise que c’était de la folie.

Cette anecdote fait songer à cette scène dans le film de Klaudia où les deux filles de Carlos partent à sa recherche en pleine nuit …

Quand je vois cette scène, je trouve que la violence est très bien représentée dans le film qui ne la jette en pleine figure mais la tisse de manière très subtile. Quand cette scène nocturne avec les deux filles déambulant en pleine rue arrive, tu te dis : « Mon Dieu ! » Pour moi, quand les militaires font monter les deux filles dans le camion, c’est le moment le plus violent par rapport à ce qui se passait à cette époque. Quand les militaires dévisagent la plus âgée en commentant qu’elle est jolie, on redoute ce qui peut lui arriver. Le contexte de la guérilla s’est déroulé au Pérou comme dans d’autres endroits et encore de nos jours. Dans une scène très simple, Klaudia montre comment le contexte peut être violent.

Gonzalo, j’ai lu dans une de vos interviews pour La otra orilla (L’autre rive, 2020) que vous disiez : « Il faut savoir se mettre au service du personnage. » Comment vous êtes-vous mis au service de Carlos ?

Je mets de ma personne, je mets donc mes histoires, mes peurs, mes espérances, mes doutes. Beaucoup de mes doutes de ne pas savoir où marcher. J’ai mis aussi de mon papa. J’ai vu une photographie de mon papa, qui est mort en décembre dernier qui n’a pas pu voir le film. Quand je vois les images du film, je vois mon papa, Les émotions sont très fortes.

Reinas de Klaudia Reynicke
© Diego Romero

Parlez-nous de votre rencontre avec les deux jeunes actrices, Abril Gjurinovic et Luana Vega, qui jouent vos filles …

Ce fut très facile sur de nombreux aspects. Comme je suis professeur de performance et de jeu théâtral, j’ai travaillé de nombreuses années dans des collèges, en y passant mes journées de sept heures le matin à seize ou dix-sept heures. J’ai beaucoup apprécié et j’apprécie toujours le travail avec les adolescent.e.s. La rencontre avec Abril et Luna a été très simple et travailler avec elles a été très facile pour moi. Ce sont deux adolescentes très crédibles et très talentueuses. Il y avait leurs parents à leurs côtés, bien sûr ! Elles se sont laissé aimer. Quand on travaille avec des enfants ou des adolescents, on ne sait pas ce qui va se passer.

Qu’est qui vous a plu dans le travail de direction de Klaudia Reynicke ?

Elle est très généreuse et très exigeante. Cela doit venir de son côté suisse. Avoir une production suisse à Lima m’a enchanté : tout était parfaitement réglé et tout fonctionnait. Cela a été une pure merveille. Ce serait bien de pouvoir importer cette méthode de travail à Lima. Dans sa générosité, Klaudia convoque un espace de travail très convivial. C’était un tournage tellement agréable, toute l’équipe aussi, tout fonctionnait si bien que j’étais triste quand cela s’est terminé. Klaudia connaît chaque personne qui travaille sur son film. Travailler avec une cinéaste qui est attentive à toutes et à tous m’enchante. Les actrices et les acteurs peuvent être très vulnérable et cette attention de la part d’un ou une cinéaste rend les choses très agréable.

Hors microphone, avant de commencer cet entretien vous avez dit que la politique vous enchante …

Oh, oui ! (rires)

Comme le film se déroule au début des années nonante, après deux décennies du conflit armé, pourriez-vous nous dire comment vous avez vécu cette période ?

C’était complexe car ma famille n’a jamais eu d’engagement politique, bien au contraire ! Il y avait une réflexion politique au sein de ma famille, bien sûr, mais ce n’était pas le thème principal de conversation. Je crois que j’ai commencé à m’intéresser à la politique au collège mais encore plus durant la période universitaire. Je crois que ma prise de position était la posture opposée à ce que ma grand-mère espérait (rires) … En direction du côté social, très à gauche alors que ma grand-mère était très à droite et catholique pratiquante. C’était une période complexe car j’ai vécu au sein de ma famille qui a appuyé, comme quatre-vingts pour cent des Péruvien.ne.s, le coup d’état commandité le 5 avril par le président de la République lui-même, Alberto Fujimori, avec le concours des Forces armées péruviennes (le Congrès du Pérou a été dissous et certains membres de l’opposition persécutés, n.d.a.). J’avais quatorze ans et je m’en souviens. Sur le moment, on s’est réjoui mais avec la distance, on réalise ce qui s’est passé. On a vécu une période terrible et on la vit encore. Je me souviens de la capture de Florindo Flores, dit « Artemio », l’un des derniers dirigeants du Sentier Lumineux. C’était presque irréel, ce que l’on vivait. Ces gens semblaient être des monstres presque imaginaires, insaisissables. Quand ils les attrapent, c’est comme si des extraterrestres débarquaient.

Comme un mythe qui devient réel ?

Exactement ! Quand j’ai vu aux nouvelles la capture de Flores, j’ai eu un choc. Au début, personne n’y croyait. Je crois que le problème vient du fait que nous sommes restés uniquement avec le mythe. Ce qui me plaît dans le cinéma et dans ce film Reinas, c’est qu’il n’est pas nécessaire que les mythes deviennent humains. Si on les humanise, on ne comprend pas la complexité qu’il y a en amont, non pas pour refaire la même chose mais pour se dire : « Cela, je le connais, je ne veux pas le revivre. » Au fil du temps, quand on comprend d’où provient ce type de violence extrême, on ne va pas la reproduire. Quand on connaît la complexité de la question, le regard n’est plus si binaire. Je crois qu’il faut se rapprocher de l’histoire avec un regard plus global, non pas blanc et noir.

Pour les personnes qui ne sont pas péruviennes, peut-on supposer que la situation du Pérou et des victimes du Sentier Lumineux est similaire à celle des victimes du franquisme dont les proches continuent à chercher les dépouilles ? Existe-t-il une volonté étatique de les chercher ?

Oui, il y des milliers de victimes du Sentier Lumineux que les Péruvien.ne.s continuent à chercher. Non, il n’y a aucune volonté étatique réelle de chercher les corps des personnes disparues. Une cinquantaine de Péruviens viennent de disparaître dans les marches mais on dirait que cela n’a aucune importance. On ne stigmatise pas ce genre de situation et on se réfère à l’étiquette de terrorisme comme si c’était monnaie courante. Ceci a pour but d’invalider toute réclamation envers l’État. Et en plus, on a réussi à faire taire le cinéma en contrôlant le domaine de la politique culturelle et donnant un minime appui au cinéma car nous commençons à faire du cinéma d’auteur qui ne leur plaît pas. En diminuant l’appui au cinéma régional, et non celui de la capitale, alors que cet appui est vital et sans cette aide, on ne peut rien faire cinématographiquement.

En tant qu’acteur comme en tant que directeur de théâtre et de professeur de jeu théâtral, quels sont les auteurs que vous aimez enseigner ?

J’aime et je suis en train de revoir Vladimir Stavski (journaliste et écrivain soviétique; n.d.a.) mais dans son essence qui se forme au cours du chemin de la lecture. Je ne crois pas en la torture personnelle de l’acteur pour pouvoir arriver à ses fins. Je crois que l’on peut lire des choses merveilleuse qui sont beaucoup plus spirituelles que ce qu l’on imagine. Il avait une grande connaissance de cette nature et je le réalise en le relisant. J’adore Peter Brook pour sa vision vide de l’espace comme son livre, L’espace vide (rires) mais emplie de ce que représente le travail de l’acteur. C’est pour cela que j’aime le théâtre qui est l’art de l’acteur. L’acteur est là pour le public et pour donner corps au texte, aux personnages et à l’histoire. Il ne faut pas lire les auteurs comme s’il s’agissait des commandements bibliques. Nous sommes tous censés nous mettre au service du temps et de l’espace où nous sommes. Comme je dis souvent à mes élèves : « Les choses que je t’enseigne vont te paraître absurdes ou te fasciner mais soudain, dans quelques mois, tu te diras : « Je jette ce que j’ai appris et je recherche de la nouveauté. » Ce que j’enseigne à mes élèves leur servira ou pas, je crois que cela doit être général.

 

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

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