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FFMUC 2023 – The Return from the Other Planet. Rencontre avec Assaf Lapid

Assaf Lapid a travaillé sur de nombreux films primés en tant que monteur (Heye Shalom, Peter Schwarz – 2014, Born in Deir Yassin, 2017) et scénariste (Cause of Death, 2018 ). Pour son premier film en tant que réalisateur, il s’est attelé à un sujet passionnant et complexe qui, effectivement, dévoile de nombreuses facettes de l’écrivain israélien Ka-tzetnik tombé dans l’oubli malgré les millions de livres vendus et traduits en 32 langues. Il faut dire que son œuvre est accompagnée de polémiques et de critiques, comme celles concernant House of Dolls (La Maison de poupées, 1955) qui évoque les esclaves sexuelles juives dans les camps de concentration, qu’un chercheur de Yad Vashem, Na’ama Shik, n’hésite pas à qualifier de fiction pornographique.

— Sharon Alexander – The Return from the Other Planet
© Black Sheep Film Productions

Yehiel De-Nur, né en 1909 en Pologne et mort en 2001 à Tel Aviv, a vécu une vie secrète, dissimulant son identité derrière le pseudonyme Ka-tzetnik. Ses livres ont façonné la manière dont les lecteurs du monde entier ont imaginé l’Holocauste. L’écrivain est devenu petit à petit un mythe, avec des rumeurs suggérant qu’il écrivait toute la nuit, vêtu de son uniforme d’Auschwitz, brûlant ses manuscrits le matin venu et ne quittant jamais sa maison. Malgré les tentatives des journalistes pour découvrir sa véritable identité, il restait insaisissable. En 1961, lors du procès d’Adolf Eichmann, il a été contraint de révéler son identité alors qu’il était appelé à témoigner. Dans son témoignage resté dans les annales, il décrit Auschwitz comme étant « l’autre planète », un endroit qui échappe à la compréhension humaine, avant de s’effondrer à la barre. Hanté par de nouveaux cauchemars qui ont émergés suite à cet épisode, Ka-tzetnik s’est tourné vers un traitement expérimental au LSD aux Pays-Bas qui l’a amené à une nouvelle perception d’Auschwitz, publiée dans son dernier livre, Les visions d’un rescapé ou le syndrome d’Auschwitz.

Il a fallu 12 années de travail au cinéaste israélien pour mener à bout ce projet et appréhender l’homme derrière l’écrivain au pseudonyme symbolique – Ka-tzetnik est une approximation phonétique de la lettre hébraïque kaf suivie du mot tzetnik qui dérive du russe et signifie détenu, tout en étant également proche de l’acronyme allemand KZ pour Konzentrationslager (camp de concentration) – qui souffrait de ce que l’on appelle aujourd’hui un trouble de stress post-traumatique.  Le résultat est un film captivant, mêlant plusieurs techniques du documentaire, allant des classiques archives à des reconstitutions, avec une implication des technologies de traitement graphique qui portent le récit sur plusieurs niveaux de réalité.

Rencontre avec Assaf Lapid.

Pourquoi cette autre planète ?

L’autre planète, c’est ainsi que Ka-tzetnik nommait Auschwitz : un lieu auquel nous ne pouvons pas nous identifier, que nous ne pouvons pas comprendre et même dont on ne peut pas vraiment parler. Il se considérait comme celui qui revient de cette autre planète.

Le déroulé de votre récit se fait sur la base de l’expérience que Ka-tzetnik a faite avec des séances sous LSD. Cet aspect est à la fois étonnant et révélateur…

Oui, c’est après ces sessions qu’il a compris que cette façon d’appréhender ce qui lui était arrivé, en le plaçant sur une autre planète, était une fiction, que la réalité sombre et déchirante était qu’Auschwitz faisait partie de notre planète où des humains infligent de mauvais traitements à d’autres humains.

Est-ce que Ka-tzetnik est connu en Israël ?

Ses livres étaient très lus dans les années 50 à 70, avant de tomber dans l’oubli. Les gens désiraient aller de l’avant, alors que lui écrivait directement depuis le cœur de son traumatisme.  Ses livres en étaient remplis, ils étaient très violents, vulgaires. Son écriture était difficile à supporter et il est arrivé un moment où les gens voulaient lire des choses plus faciles à digérer. Il est même devenu, au fil du temps, l’exemple de la mauvaise littérature sur l’Holocauste. On voulait des livres plus sophistiqués, plus intellectuels, des récits qui permettaient de tirer des conclusions et, peut-être, se sentir mieux. En lisant Ka-tzetnik, on ne se sentait pas mieux, au contraire, on était dégoûté, on ressentait de la violence. Son dernier livre, écrit après ses sessions de LSD, a été totalement occulté. Alors que ses cinq premiers livres étaient des bestsellers, son sixième a été ignoré par les médias et le public, personne n’étant intéressé à écouter quelqu’un qui revient de « l’autre planète ». En Israël, les nouvelles générations ne savent pas très bien qui il est, malgré le fait que le concept de « l’autre planète », cette notion qui veut que l’on ne puisse pas comprendre l’Holocauste et ce qu’il s’est passé dans les camps, reste un élément familier dans la société israélienne.

Vous avez mis 12 ans à faire ce film, vous avez dû rencontrer des difficultés. Quelle a été la plus importante ?

Une des grandes difficultés du film est qu’il n’existe quasiment pas de photographies de Ka-tzetnik, ni d’interviews. Quand nous avons débuté le projet, nous avions deux photos de lui et une interview de 20 minutes qu’il a donnée à la fin de sa vie. Cela a été un grand défi de reconstituer son parcours, nous avons plongé dans de nombreuses archives pour trouver des lettres, des journaux intimes qu’il a écrits, des échanges sur des textes qui n’ont pas été publiés; on a essayé de collecter tous ces éléments pour essayer de faire surgir une impression de l’homme qu’il était. En quelque sorte, c’est un film sur son esprit, le fil que suit le film est celui de son subconscient. On a utilisé la technologie CGI (infographie générée par ordinateur, N.D.A.) pour représenter Auschwitz, on a reconstruit le camp de cette manière et l’avons inséré pendant le montage afin de faire entrer le public dans l’esprit de cet homme. Le défi était donc de rendre vie à un homme qui était d’une certaine manière déjà mort de son vivant.

The Return from the Other Planet d’Assaf Lapid
© Black Sheep Film Productions

Vous ne montrez pas les images d’archives des camps, pourquoi ?

Avec mes producteurs, Naomi Levari et Saar Yogev, nous savions dès le début que nous ne voulions pas dans le film de cette iconographie des camps issue des archives. Il y a deux raisons à cela: ces images qu’on a vues et revues ont perdu leur essence émotionnelle, il y a comme une barrière qui s’est formée entre elles et celles et ceux qui les regardent; l’autre raison est que Ka-tzetnik ne voyait pas ces gens dans les camps comme des victimes ou des survivants de l’Holocauste, mais comme des cousins, des voisins. Nous voulions donc leur rendre leur dimension d’êtres humains. Il fallait trouver un moyen cinématographique permettant de proposer une autre représentation. La technologie du CGI apporte cette sensation étrange qui fait que vous regardez quelque chose, mais que vous n’arrivez pas vraiment à déterminer si ce que vous regardez est la réalité ou pas. Vous savez que ce n’est pas Auschwitz et pourtant vous avez la sensation d’y être.

La première fois où le public voit Ka-tzetnik dans sa réelle identité, c’est au procès Eichmann…

Ka-tzetnik était un témoin clef dans le procès Eichmann, même sans jamais l’avoir rencontré, sa présence était essentielle pour expliquer de quoi Auschwitz était le nom. D’une certaine manière, il a apporté un témoignage très fort de ce qu’était Auschwitz en s’évanouissant pendant sa prise de parole. Il voulait témoigner en tant que Ka-tzetnik et être la voix des 6 millions de Juifs assassinés, mais on ne peut pas témoigner de manière anonyme. Il a dû se présenter sous son vrai nom, Yechiel De-Nur, et la collision entre ses deux identités a provoqué un crash. Il s’est évanoui, il a eu une attaque.

Un autre moment spectaculaire du film est le moment où Ka-tzetnik s’imagine dans la position d’un officier nazi à Auschwitz…

La situation est celle-ci: l’un envoie les gens à la mort, l’autre est envoyé à la mort. Ka-tzetnik arrive à se voir dans cette position-miroir. Après ses séances de LSD, il réalise que nous pouvons tous changer de place et se retrouver dans la position inverse. C’est la compréhension du monde qu’il a atteint dans la dernière partie de sa vie. Mais ce point de vue n’est pas unique, beaucoup de gens l’ont décrit. Ce qu’il ajoute à cette position est que s’il avait à choisir entre être envoyé à la mort ou envoyer quelqu’un à la mort, il choisirait d’être envoyé à la mort. C’est une notion importante de haute moralité qu’il dégage dans son dernier ouvrage, il rejette l’idée de « l’autre planète » et se concentre plutôt sur la responsabilité de l’homme dans la prévention du mal.

D’Assaf Lapid; avec Sharon Alexander dans le rôle de Yehiel De-Nur; Israël, Allemagne; 2023; 81 minutes.

Malik Berkati, Munich

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Malik Berkati

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