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FIFDH 2022 – Entretien avec Magnus Gertten réalisateur de l’incroyable destin de Nelly & Nadine, du camp de Ravensbrück à Bruxelles en passant par Caracas !

Présenté en Première mondiale à la Berlinale 2022 où il a remporté le Teddy Award, le documentaire du cinéaste suédois commence une prometteuse tournée des festivals au FIFDH avant, on l’espère, une sortie dans les salles. Car ce film mérite d’être regardé sur un grand écran, ne serait-ce que pour sa scène d’ouverture des plus spectaculaires cinématographiquement et extraordinaire pour son côté « appât » narratif qui saisit immédiatement le public dans le filet de l’histoire.

Magnus Gertten plonge sa caméra dans des images d’archives prises dans le port de Malmö le 28 avril 1945. Ce jour-là, près de 2000 survivant.es des camps de concentration nazis débarquent dans la ville portuaire. La voix de Gertten pose le contexte de ce qu’il montre tout en semblant chercher dans les images, les visages quelque chose ou quelqu’un.e. Des femmes et des enfants sourient, font des signes de la main, le cinéaste s’attardent au ralenti sur ces mouvements, lorsque enfin nous découvrons qui il veut nous présenter : Nadine Hwang.

— Nadine Hwang – Nelly & Nadine
© Gustaf Boge / Auto Images

Ce point de départ va ouvrir le chemin à une histoire extraordinaire, celle d’un amour né en camp de concentration qui va durer jusqu’à la fin de la vie d’une des deux amoureuses, en un temps où les couples homosexuels vivaient en toute discrétion, pour ne pas dire cachés. Nelly et Nadine se sont rencontrées pour la première fois à Noël en 1944, dans le camp de Ravensbrück. Nelly Mousset-Vos, chanteuse d’opéra belge et agente de la résistance, chante des chansons de Noël dans un des baraquements. Après quelques chansons, une voix crie dans l’obscurité :

« Chantez quelque chose de Madame Butterfly! »

Lire la suite de la critique ici.

Rencontre avec Magnus Gertten

Avant de commencer à parler du contenu du film, une première question très cinématographique : vous avez conçu la scène d’ouverture comme celle d’un film de genre avec des effets de ralenti, d’amplitude pour arriver là où vous vouliez nous entraîner, sur le visage de Nadine Hwang, la porte d’entrée du film ! Il y a une sorte de discrépance, beaucoup de femmes que nous voyons sont souriantes, font des signes de main, regardent autour d’elles ; Nadine elle, visage impassible, regarde droit dans la caméra ! Fascinant !

Oui, nous allons vers elle. Nous étions dans un cadre très spécifique avec des gens qui arrivent, ils sont en train d’effectuer leurs premiers pas vers la liberté. Ils sont là, debout, et réalisent qu’ils sont libres. C’est à partir de cette petite bobine que mon idée du film a débuté, il y a 15 ans. Cette bobine est assez connue, on peut la voir au mémorial de l’Holocauste à Washington, au mémorial de Yad Vashem, les images sont souvent passées à la télévision, mais je crois que je suis la première personne à avoir posé cette question évidente : qui sont ces personnes ? Ce sont des visages de la Seconde guerre mondiale comme on en voit beaucoup, mais moi je voulais aller au-delà des visages. C’est si éloigné, c’est si lointain habituellement. J’ai été fasciné par ce matériel. Parmi les premiers visages que j’ai vus en 2007, c’était celui de Nadine.

Son visage est spécifique, les autres sourient, font des signes de la main, elle est impassible et regarde droit dans la caméra, on a l’impression qu’elle nous regarde dans les yeux, c’est incroyable !

Oui, c’est la magie du cinéma. J’ai fait deux autres films avec pour point de départ ce matériel, dont un s’appelait : Every Face Has a Name (Un nom pour un visage, 2015). L’idée était de se balader dans les images, de s’arrêter sur quelqu’un et de le.la rencontrer aujourd’hui. La Première a lieu en janvier 2015 et aujourd’hui ils et elles sont mort.es. J’ai réussi à les rencontrer avant qu’ils ne meurent et cela a été pour moi comme une grande cérémonie que de donner un nom aux visages de ces personnes. Et puis je me suis dit que j’en avais fini avec ce matériel. Avec ce film, j’ai tourné pendant deux ans dans les festivals, où j’ai reçu de nombreux prix, et les salles de cinéma, et lors d’une séance que je pensais être l’une des dernières à Paris en novembre 2016, j’ai reçu un courriel de ce couple (Sylvie Bianchi et son mari, N.D.A.). On s’est rencontrés dans un café et ils m’ont dit qu’ils avaient une histoire sur Nadine. Ils m’ont montré quelques images et Sylvie m’a parlé de sa grand-mère Nelly qui avait habité avec elle. Ils ne voulaient pas en faire toute une histoire ou un film, ils désiraient juste partager cela avec moi. Sylvie était assez effrayée d’aller plus loin. En fait, cette peur de Sylvie est le point de départ du film. C’est un mélange de « ma grand-mère était dans un camp de concentration, est-ce que j’ai envie de lire ce qui lui est arrivé ? » et il y a aussi cette autre partie de l’histoire, ce qui était tu dans la famille, « ma grand-mère vivait avec une autre femme, mais quand j’étais enfant, personne n’en parlait ! ». Pendant de nombreuses années, elle ne savait pas ce que cela signifiait ces deux femmes âgées qui vivaient ensemble. Il y avait beaucoup d’éléments qui bloquaient Sylvie, particulièrement ce silence dans la famille. C’était difficile pour elle d’approcher, d’entrer dans ce silence. Puis je l’ai à nouveau rencontrée au printemps 2017 et elle m’a dit : « Je dois le faire! » C’est là que le film commence : un voyage dans un secret de famille.

— Magnus Gertten
© Malik Berkati

Ce secret de famille est un secret partagé par de nombreuses familles dans ce monde…

En tant que réalisateur, j’ai besoin de trouver des points de repères contemporains dans mes films, ce n’est pas seulement un film sur elles, c’est aussi un film sur le présent. Il doit y avoir une énigme, c’est ainsi que l’on a envie de commencer un film. Vous ne voulez pas mettre sur la table tous les éléments. Pendant les 25 premières minutes, on ne parle que de Nelly. Et puis soudain, il y a une autre femme, celle que l’on a vue dans l’introduction.  C’est comme cela que je construis le film, cela se passe énormément par le montage.

Avez-vous impliqué Sylvie dans le scénario ?

Je ne les ai jamais impliqués dans le scénario et ce n’est pas non plus scénarisé dès le début car les choses ont évoluées dans le rythme du processus d’investigations qui donne des idées, ouvre des pistes de rencontres, de contemporains encore vivants. L’élément essentiel a été que je sois présent quand Sylvie a commencé son processus de découverte de la vie de sa grand-mère. Elle est vraiment en train de lire le journal intime de Nelly pour la première fois.

Ce n’est pas mis en scène…

Non pas du tout, et on ressent l’authenticité de la scène. C’est très difficile de revenir x temps après et jouer la scène, c’est presque impossible de revivre ce moment de vérité.

Dans les rencontres faites par Sylvie, il y a cette écrivaine et biographe littéraire qui la bouscule frontalement, c’est intéressant ces chocs que Sylvie ne s’épargne pas…

Oui, Joan Schenkar était – elle est malheureusement décédé l’année dernière – une spécialiste des artistes femmes des années 30 qui faisaient partie de la communauté de Natalie Clifford Barney et autour de laquelle gravitait également Nadine. Oui, elle a été vraiment dure avec Sylvie.

Oui quand elle lui dit « tant qu’une chose n’est pas dite, elle n’existe pas » se référant à l’homosexualité de sa grand-mère et au fait qu’elle ne la découvre que maintenant…

Oui, c’était assez brutal je dois dire et ce que vous voyez là et la partie la plus gentille de la rencontre (rires). Mais c’est bien pour le film, on a besoin de situations telles que celle-ci pour donner du relief à l’histoire. C’est mon travail de transformer une situation embarrassante en quelque chose de très bon pour le film. Et je dois dire que Sylvie a très généreuse et a accepté sans problème que cela fasse partie du film. Ce que Joan Schenkar dit est effectivement important : « Les choses ne sont pas réelles socialement tant qu’elles ne sont pas exprimées. » Cela fait partie du processus de création de documentaires de manière générale ! Les choses sont dans l’ombre, nous les mettons en lumière et ne le faisons dans tant de domaines de la vie ! Ces histoires comme celles-ci, concernant la Deuxième guerre mondiale et les communautés LGBTQ ont été négligées, cachées. C’est ma mission, en tant que cinéaste, que d’amener toutes ces histoires à la lumière et Sylvie était vraiment préparée pour ça. Elle et son mari sont des gens très biens, vraiment gentils, politiquement éveillés, mais après avoir vu le film, Sylvie m’a dit : « c’est exactement cela, j’étais dans le silence parce que personne n’en parlait. » C’est plus facile de parler des choses quand cela ne concerne pas votre famille, car les fondements des rapports dans les familles tendent à faire garder le silence.

Ce qui est remarquable dans votre film c’est cette balance faite avec les intervenants extérieurs : alors que Joan Schenkar confronte Sylvie, la famille de l’ami vénézuélien de Nelly et Nadine est très heureuse de parler avec elle, très chaleureuse… Comment avez-vous trouvé cet ami ?

J’ai une grande équipe – je tiens à préciser que je ne travaille pas tout seul et qu’à côté de mes monteurs Jesper Osmund et Phil Jandaly et ma directrice de la photographie Caroline Troedsson, il y a de nombreuses personnes qui font les recherches et essayent de mettre des noms sur des visages. On a un site web sur lequel nous avons mis environ 50 personnes qui ont été filmées le même jour, le 28 avril 1945. Nous avons pu en savoir plus à propos de Nadine avant la guerre car en faisant des recherches sur Internet vous trouvez des éléments, mais nous n’avions aucune idée de ce qui s’était passé après la guerre. Nous avons donc agi comme un média social, en demandant aux gens, « savez-vous qui est cette personne, et celle-ci… ». Après quelques années, nous avons été contactés par cette femme, Alexandra, qui est dans le film. Elle nous a dit, « mon père était un de ses amis » et nous avons pensé, ok, c’est fantastique, et nous avons juste ajouté cette information à notre matériel, car à ce moment-là, je n’étais pas prêt à réaliser le film – je ne connaissais pas encore l’existence de Nelly. Quand nous avons commencé le processus avec ce film, alors j’ai contacté Alexandra. Ils sont de Caracas, mais c’est compliqué de vivre là-bas, alors ils sont allés à Madrid. C’est donc par hasard que nous les avons rencontrés car Sylvie ne les connaissaient pas non plus !  Après l’entretien, j’ai parlé avec Alexandra et elle m’a dit : « Il y a une histoire avec mon père. Il n’a pas pu vivre la vie qu’il voulait ». Je me suis dit que c’était une autre strate intéressante à intégrer. Je lui ai demandé s’il était possible de raconter cette histoire car cela ajouterait de l’épaisseur au film ainsi qu’au récit qu’il fait de la relation entre Nelly et Nadine, de sa réflexion sur le fait de vivre au grand jour et de vivre un peu dans l’ombre. Il explique que l’on est pas obligé de montrer qui on est, que certaines personnes n’ont pas besoin de s’embrasser et se prendre dans les bras continuellement, qu’il y a quelque chose de plus grand que ça. Il parlait vraiment de vivre sa vie amoureuse dans l’ombre. C’est intéressant parce que si vous êtes de Berlin ou de Suède, vous pensez que chacun peut vivre et s’exprimer comme il veut, mais ce n’est pas le cas dans une grande partie du monde. Si vous vivez en Chine, au Moyen Orient ou par exemple en Pologne où nous avons présenté l’idée de financement à la télévision nationale polonaise qui nous ont dit « quelle histoire fantastique ! Mais nous ne pouvons pas diffuser à la télévision. », c’est difficile. Et pourtant, c’est une très belle histoire qu’il devrait être possible de diffuser dans un pays comme la Pologne ! Mais non, ce n’est pas possible. C’est la réalité des choses. C’est pourquoi je pense que mon film a une pertinence politique actuelle. Quand nous présentions le film à Berlin, une jeune journaliste chinoise m’a dit que ce film résonnait tant en elle, dans son histoire personnelle. C’est dans ces pays qu’il y a un besoin de voir ces histoires ! Je suis heureux que notre film ait été sélectionné dans un festival polonais, au moins il pourra être vu en Pologne à cette occasion.

Le matériel que vous utilisez est d’une grande qualité, comment l’avez-vous travaillé ?

Faire un film comme celui-ci, c’est réellement une opération de sauvetage, de chasse au trésor d’images. Dans ce film, il y a trois sortes d’images : les images originales de l’arrivée des survivant.es des camps dans ma ville natale, qui sont le point de départ et forment un matériel extraordinaire, magnifiquement filmé et parfaitement préservé ; et puis nous avons les prises de vue privée, en 8 mm qui permettent de s’approcher d’elles de manière unique, ces images créent un sentiment de joyeuseté, c’est incroyable de les voir ensemble de manière aussi harmonieuse ; et puis il y a les images qui posent une grande question de cinéma, de réalisateur : qu’est-ce que je vois quand j’écoute les paroles issues d’un journal intime de camp de concentration ? Je ne suis pas capable de montrer des images de camps de concentration. Les seules images de camps de concentration qui existent sont des tas de cadavres et ça, je ne peux pas le montrer. Donc, très tôt, j’ai eu cette idée de trouver ce genre de vieux films d’archives rurales et poétiques. Toutes ces images proviennent du même documentaire filmé dans les années 1940 en Belgique qui a de nombreuses facettes et fonctionne très bien avec la voix qui lit le journal et son histoire intime que nous écoutons. Ces images conviennent aux histoires des camps de concentration, peut-être parce qu’il y a un lien entre elles. J’ai entendu dire que pour tourner ces images en 1942-43, le réalisateur avait dû coopérer avec le régime nazi en Belgique, sans quoi il n’aurait pas pu faire le film. D’une certaine manière, c’est adapté aux éléments de mon film. Mais j’ai parfois l’impression que c’est par chance que je suis capable de trouver les bonnes choses pour faire un film. Si je ne les avais pas trouvées, le film ne serait pas ce qu’il est.

De nos jours, il y a de très nombreuses images venant de très nombreuses sources. Cependant, il n’est pas sûr que dans l’avenir les historiens pourront y revenir comme nous revenons à ces archives que nous avons conservées professionnellement. Qu’en pensez-vous ?

Oui, aujourd’hui nous avons trop de matériel, et surtout trop de matériel non focalisé. Nous filmons tout et partout mais sans prendre de décisions. Le principe de la réalisation de films est de prendre constamment des décisions. J’ai peur qu’avec le matériel privé que nous produisons maintenant, il soit beaucoup plus difficile de faire de grands films cinématographiques avec puisque nous n’avons plus besoin de nous focaliser. On a pas à choisir, on n’entre plus dans une pièce en choisissant un visage et en restant sur ce visage pour en obtenir une valeur ajoutée.

Ce qui est incroyable, c’est comment les images en 8 mm de Nelly et Nadine sont de bonne qualité, je ne suis pas sûr que dans 50 ans nos images seront aussi bien préservées…

Nous avons beaucoup travaillé avec les possibilités de logiciel pour les traiter, les numériser, avec un scanner 4k, vous allez vraiment dans le matériel et travaillez avec.

Vous dîtes que ce film est un long processus ; combien de temps avez-vous travaillé dessus ?

Je dirais 5 ans. Mais j’ai également fait un autre film en parallèle, sinon je n’aurais pas survécu, j’ai besoin de gagner de l’argent aussi (rires).

Votre film, c’est aussi ce que l’on appelle maintenant l’éducation à l’image : il est fascinant de voir que Sylvie, face aux photographies, voit ce qu’elle n’avait pas pu percevoir dans sa jeunesse : l’amour évident qui jaillit des images…

Il y a quelque chose de cet ordre, effectivement, même si je ne suis pas tellement dans l’idée de documentaire éducatif, je pense que de telles histoires peuvent très bien intéresser un jeune public. Cela pourrait très bien fonctionné avec des projections scolaires. Il y a tant d’éléments que l’on peut extraire de cette histoire : à un niveau superficiel, c’est une histoire de guerre liée à l’Holocauste, mais ceci est juste le contexte, le cadre. Vous savez, j’ai fait des documentaires musicaux, par exemple le dernier fait en Ouzbékistan (Only the Devil Lives Without Hope, 2021, N.D.A.). Mais c’est seulement un cadre, en fait tous les films tournent d’une certaine manière autour des mêmes questions existentielles : qui on est, comment on gère les traumatismes, les pertes, les identités, l’amour, etc. Ce sont les questions de base qui résonne toujours avec le jeune public. Ils sont capables de lire immédiatement le sous-texte du film, beaucoup mieux qu’une personne de 50 ans, car il s’agit d’interrogations sur qui on est, qui on veut être, quel est le sens de la vie. Cela peut sembler prétentieux, mais chaque film devrait être sur le sens de la vie et je pense que si on pose la question, tout le monde dirait que l’amour est une des choses essentielles du sens de la vie. Et ce film est plein d’amour.

Est-ce que le journal intime de Nelly a été publié ou donné à des archives ? Car ce ne sont pas seulement des notes jetées dans un carnet, c’est extrêmement bien écrit !

Non, il n’a pas été publié. Nous n’en avons utilisé que des extraits mais il n’est pas très long, 40 ou 50 pages. Cependant, elle raconte beaucoup d’autres choses, la description du camp, son enfance, des histoires d’amour d’avant-guerre, etc. Quand nous avons fait la projection à Berlin, Sylvie a dit qu’elle allait, à partir de là, écrire un livre. Cela pourrait prendre plusieurs années mais elle devrait le faire. Et peut-être qu’une partie du journal pourrait être publié dans ce cadre.

Oui, car si Nelly a légué ce carnet à sa petite-fille, c’est bien pour une raison…

Je pense que cela a été très compliqué pour Nelly de vieillir dans une famille où on ne parle pas de cela. C’est très triste, mais je pense que d’une certaine façon, elle a mis cela de côté puis derrière elle. Mais je suis persuadé qu’à un moment, Nelly et Nadine voulaient vraiment le publier, car elles l’ont travaillé ensemble. Elles souhaitaient être ouvertes par rapport à l’histoire mais en même temps rester privées. C’est très humain et compréhensible au regard du monde dans lequel elles vivaient.

Malik Berkati

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