FIFDH 2022 – Made to Measure : une recherche numérique d’indices menée par le Group Laokoon (Allemagne), constitué par Cosima Terrasse (France), Moritz Riesewieck (Allemagne), Hans Block (Allemagne) révèle de manière fascinante et dérangeante les risques encourus par l’utilisation des GAFAM et Cie
Les entreprises en ligne, les courtiers en données et les réseaux sociaux utilisent les informations qu’ils collectent pour réaliser des bénéfices et ce processus constitue leur modèle d’affaires. Group Laokoon (Allemagne), qui réunit Cosima Terrasse (France), Moritz Riesewieck (Allemagne), Hans Block (Allemagne) livre une expérience de données artistiques et d’investigation qui démontre, à travers des révélations vertigineuses, à quel point ces entreprises en ligne influencent désormais nos vies. Google, Facebook et Cie nous connaissent mieux que notre conjoint, ou notre famille, nos amis. Cette réalité était celle de la Silicon Valley il y a des années. Désormais, elle s’est étendue à la planète entière et à son fameux nuage (cloud); en effet, les ensembles de données que les entreprises technologiques possèdent sur chacun.e d’entre nous sont devenus encore plus étendus, et les algorithmes utilisés pour étudier la personnalité de chaque personne et rendre son comportement prévisible sont encore plus évolutifs et adaptatifs.
Nous nous souvenons tous du scandale lié à Cambridge Analytica. Pour une expérience de données artistiques, le groupe Laokoon crée le sosie d’une inconnue en utilisant uniquement ses données personnelles Google. Cinq années de la vie de cette personne ont été reconstituées en détail et filmées. Quelques mois plus tard, l’original et son double datafié se sont rencontrés. Cette expérience spectaculaire et unique devient tangible sur un site Web de narration interactive, qui permet aux visiteurs de découvrir de manière inédite à quel point les connaissances sur notre vie intérieure et nos secrets les plus intimes sont profondes. Au fil des expériences qui perturbent l’une des participantes et édifient les spectateurs dont les exclamations de surprises accompagnent la projection, Made to Measure souligne que cette omniscience des GAFAM et autres plateformes peut avoir de conséquences fatales. Made to Measure démontre que les soi-disant micro-moments, au cours desquels les gens reçoivent une publicité sur mesure, adaptée à leurs centres d’intérêts, sont souvent des moments de vulnérabilité, d’incertitude ou de désorientation. Pour révéler avec acuité les conséquences de cette réalité sur des êtres en proie à des idées noires ou en détresse, seuls devant leur écran, les chercheurs du Groupe Laokoon prennent en exemple le cas d’une personne qui, sur un coup de tête, a annoncé son suicide depuis le Golden Gate … Mais cette personne aux intentions suicidaires n’a reçu aucun message ciblé pour enrayer son acte.
Au fil des constats et des mises en relief de ce système digne de Big Brother, Made to Measure nous interroge en questionnant jusqu’à quel point nous sommes prévisibles et manipulables.
https://ars.electronica.art/newdigitaldeal/de/made-to-measure
Ce samedi 5 mars 2022, la Grande Salle du Théâtre Pitoëff était pleine dès la projection de Made to Measure, suivie par l’entretien avec Chelsea Manning sur les nouvelles technologies. Modérée par Bruno Giussani, commissaire mondial des conférences TED et président du Festival et forum international du film sur les droits de l’homme (FIFDH), et présentée par Gloria Gaggioli, directrice de l’Académie de droit international humanitaire et des droits de l’homme de Genève, cet entretien aborde le sujet de ces nouvelles technologies « à double tranchant » puisqu’elles offrent des outils de plus en plus pratiques aux citoyens, mais permettent également le contrôle de leurs utilisateurs, notamment par les gouvernements. Chelsea Manning, ancienne analyste de l’armée américaine et lanceuse d’alerte qui a révélé les abus commis par des soldats américains en Irak, a apporté son point de vue unique sur les questions de surveillance, de contrôle des utilisateurs et de capacités accrues d’analyse des données. En tant qu’experte en sécurité et désormais collaboratrice de la start-up neuchâteloise Nym Technologies, Chelsea Manning aide à développer des outils pour assurer la confidentialité de nos données en ligne.
D’emblée, Chelsea Manning met en garde :
« Il devient difficile de limiter la surveillance et le piratage des données privées mais vous devez préserver votre vie sur internet aussi jalousement que vous le faites dans la vie réelle. Quant au cloud, n’y mettez absolument rien ! Personnellement, je suis sur Twitter et sur TikTok mais pas du tout sur Facebook Meta. Mon compte TikTok me pose problème mais, pour l’instant, je le conserve pour pouvoir communiquer avec les gens qui me suivent.».
Vivant à New-York, Chelsea Manning confirme qu’elle a été sollicitée par une entreprise suisse :
« Je travaille pour Nym Technologies, une startup basée en Suisse, en tant que conseillère en optimisation matérielle et en sécurité. Nym protège les données à l’aide de ce qu’elle décrit comme un voile cryptographique, à savoir un réseau mixte, et j’étudie comment améliorer la vitesse et l’efficacité du système de confidentialité d’un point de vue matériel. »
Bruno Giussani questionne Chelsea Manning sur son opinion sur l’atteinte à la vie privée des utilisateurs des plateformes et des réseaux :
« La vie privée est constamment violée par différents acteurs et différentes approches et méthodes de surveillance ou de contrôle. Savoir que votre vie privée est violée commence à inquiéter les gens et je pense que les effets à long terme de cela seront répercutés sur la santé. Les gens sont plus épuisés qu’ils ne l’ont jamais été, ils ont l’impression de faire plus de travail qu’ils n’en ont jamais fait parce qu’ils sont constamment observés ».
Inévitablement, même si Chelsea Manning n’est pas venue à Genève pour parler du passé, son expérience militaire l’amène à répondre à une question sur l’invasion russe en Ukraine et à commenter le rôle des données et d’Internet :
« La guerre a été décrite comme la première à introduire une nouvelle ligne de front – le monde numérique. Il se trouve que je suis un peu en désaccord. J’ai évidemment une formation militaire avec une formation spécifique pour la guerre conventionnelle moderne. En fait, j’ai été formé très spécifiquement en 2007 pour cet ensemble de problèmes particuliers, c’est-à-dire une invasion russe de l’Europe, une guerre terrestre en Europe. Je pense que ce n’est pas le premier environnement de combat d’information que nous avons rencontré – nous l’avons vu en Irak et en Afghanistan, mais je pense que le volume considérable de désinformations que nous avons vu avant l’invasion et dans les douze à quatorze heures après l’invasion a été assez important».
Chelsea Manning, qui est en Suisse avec le soutien de Tech4Trust, un des programmes de la Trust Valley, une initiative conjointe soutenue par l’État de Vaud et l’État et la République de Genève, le monde académique et des capitaines d’industrie suisses et internationaux travaillant sur la confiance numérique et la cybersécurité écoute avec attention les questions du public dont certaines très pertinentes. Quand une femme du parterre lui demande ce que l’on peut faire, en tant une simple citoyen, pour se protéger :
« Malheureusement, bien peu de choses mais il fait toujours garder à l’esprit que nous sommes surveillés en permanence, y compris ce soir durant cet entretien. Quand vous commandez un repas à domicile, quand vous réservez un voyage, quand vous mangez avec des amis, nous sommes surveillés et les entreprises technologiques utilisent les données collectées auprès de milliards de personnes pour tirer profit de leurs faiblesses, leurs insécurités, leurs maladies et leur potentiel de dépendance à vaincre. Sur les cas mentionnés de suicide, je ne me prononcerai pas. »
À l’issue de cet entretien passionnant, Chelsea Manning est partie aussitôt en courant sur le côté de la scène. Rappelée par les organisateurs de la soirée, elle est remontée sur scène pour saluer la foule de spectateurs enthousiastes.
Firouz E. Pillet
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