FIFH 2023 : L’archipel du Goulag, la révélation, de Jérôme Lambert et de Philippe Picard, relate le parcours d’Alexandre Soljenitsyne, décortique cette formidable dénonciation du totalitarisme et interroge son héritage. Rencontre
Concourant dans la catégorie Prix du film d’histoire 2023 – catégorie Documentaires (Inédits), le film de Jérôme Lambert et de Philippe Picard, L’archipel du Goulag, la révélation, retrace le parcours d’Alexandre Soljenitsyne, de communiste convaincu et gradé dans l’armée soviétique au Zek du Goulag, sondant les mémoires des proches de l’écrivain, d’une ancien Zek ou d’intellectuels occidentaux.
Richement documenté, le film de Jérôme Lambert et de Philippe Picard, rappelle que c’est en 1973 que paraissait à Paris L’Archipel du Goulag, d’Alexandre Soljenitsyne, une publication choc qui déclenchait un séisme mondial en livrant au monde entier la découverte du phénomène concentrationnaire dans les pays communistes. Dès sa publication le livre connaît un succès immense et est traduit dans des dizaines de langues. Déclenchant une prise de conscience planétaire, il allait déclencher un maelstrom de passions en révélant au grand jour les crimes soviétiques et en consternant les communistes occidentaux qui perdaient leurs illusions.
Le documentaire suit le parcours incroyable de cet ouvrage, soulignant qu’Alexandre Soljenitsyne, Prix Nobel de littérature en 1970, avait fini l’écriture de L’Archipel du Goulag dès 1968, mais, conscient de la puissance dénonciatrice de son ouvrage vis-à-vis du pouvoir soviétique et de son système concentrationnaire, l’écrivain choisit d’attendre avant de publier son livre en URSS. Dès que le KGB eut mis la main sur son manuscrit et que l’une de ses collaboratrices se fut donné la mort, selon la version officielle, il y avait urgence pour l’auteur qui devait le faire passer à l’étranger, au-delà du rideau de fer.
Soljenitsyne témoigne des camps de travail soviétiques et apporte un impressionnant travail documentaire, richement détaillé, sur la terrible réalité de ce système répressif, une réalité qu’il connaît si bien pour avoir été déporté au goulag pendant huit ans, de 1945 à 1953. Dans le froid et la souffrance, Soljenitsyne construit son œuvre, gravant dans sa mémoire le moindre détail de ce monde parallèle pour le restituer au monde entier : il survit pour témoigner : « J’écris pour tous ceux que, dans les camps, on avait précipités dans les fosses communes, réduits à l’état de bûches raidies par le gel, par paquets de quatre, du haut des chariots. Racheter leur mort, ne serait-ce que pour un récit ? », se questionne l’écrivain.
Le documentaire de Jérôme Lambert et de Philippe Picard rappelle qu’avec Nikita Khrouchtchev qui, au vingtième congrès, en 1956, condamne les crimes du stalinisme, l’ère du dégel commence. Après avoir purgé sa peine, Soljenitsyne achève son premier roman, Une journée d’Ivan Denissovitch, inspiré de son expérience du goulag; ce roman décrit les conditions de vie dans un camp au début des années 1950 à travers les yeux du prisonnier Ivan Denissovitch Choukhov. Désireux d’apparaître comme un réformateur, Khrouchtchev autorise la publication de ce roman, publié en 1962 et qui est le premier à évoquer ouvertement le goulag. La femme de l’écrivain, Natalia Solzhenitsyna, raconte que c’est grâce à ce roman qu’elle rencontre Soljenitsyne et souligne : « Je connaissais déjà l’existence des camps parce que mon grand-père avait été au goulag, mais ce que tout le monde ignorait était le quotidien des prisonniers, tous ces petits détails de leur vie. »
Natalia Solzhenitsyna relate que Soljenitsyne se voyait comme un témoin et « s’est mis à parcourir toute la Russie pour récolter des témoignages, rassembler des documents, poser des questions pour qu’il y ait des traces de ces événements tels qu’ils se sont réellement déroulés et non selon la façon dont la Pravda nous l’enfonçait dans le crâne dès le jardin enfants. ».
Luga Jurgenson, auteure et traductrice, explique : « Il s’est donné une mission d’historien, ce qu’il n’est pas, mais comme les historiens n’avaient pas accès aux archives, Soljenitsyne s’est donné cette mission folle. Et c’est ce genre de missions folles qui peuvent réussir ! » Les contours de L’archipel du goulag prennent forme, mais, avec l’arrivée de Leonid Brejnev en 1964, les répressions augmentent : à la menace des goulags s’ajoute celle des hôpitaux psychiatriques. Georges Nivat, auteur et traducteur, confie que Soljenitsyne, traqué par le KGB, s’est caché dans une ferme en Estonie, surnommée le « Repère » pour écrire L’archipel du Goulag : « C’est un livre qu’il a écrit dans la clandestinité alors qu’il est jeune; on sent l’énergie de la jeunesse, du jeune lutteur qui doit être l’Homère et le Shakespeare de cette souffrance. »
L’écrivaine finlandaise Sofi Oksanen souligne : « Dans toutes les familles estoniennes, il y a eu des déportations. Les familles des victimes n’ont jamais eu la possibilité de se recueillir sur une tombe. L’archipel du Goulag est un monument, pour commémorer, sous une forme littéraire, ceux qui n’ont pas eu la chance d’avoir une véritable sépulture. »
Le documentaire rappelle qu’Alexandre Soljenitsyne est le premier à avoir dressé un inventaire des camps soviétiques où plus de vingt millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont été détenus. L’écrivaine russe Lioudmila Oulitskaïa commente : « Les mille-six-cents pages manuscrites de L’archipel du Goulag condamnerait son auteur, mais aussi les anciens Zek qui témoignent sous leurs noms. Par prudence, l’écrivain fait dactylographier plusieurs copies de son manuscrit par un cercle d’amis qu’il surnomme « Les invisibles » puis, avec sa femme, les photographie sur pellicules et les envoie à Paris avec l’aide d’amis. ».
Depuis plusieurs décennies, Jérôme Lambert et Philippe Picard travaillent ensemble. Ils se sont confiés sur leur travail à quatre mains, sur la genèse de L’archipel du Goulag, la révélation, sur leur méthode pour récolter les images d’archives et les nombreux témoignages. Rencontre au cinéma Jean-Eustache, à Pessac.
Firouz E. Pillet, Pessac
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