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IFFR 2023 – Luka, présenté dans la section Big Screen, revisite le Désert des Tartares

La cinéaste belgo-américaine Jessica Woodworth (Altiplano, 2009 ; L’Empereur aux pieds nus, 2019) s’inspire pour son dernier film du célèbre roman de Dino Buzzati, adapté en 1976 par Valerio Zurlini avec dans les rôles titres Jacques Perrin et Vittorio Gassman, Le désert des Tartares. Si dès les premières images, Luka fait effectivement penser au livre de Buzzati, dont Jessica Woodworth reprend les lignes de force dans la structure de son histoire (le désert, l’ennui et l’attente, l’ennemi invisible, l’apparition d’un cheval, un soldat du fort abattu par les siens) une différence notable courbe l’arc narratif : alors que le lieutenant Drogo du roman était envoyé dans le Nord à la sortie de son école militaire et qu’une de ses premières impulsions avait été de partir de cet endroit inhospitalier, Luka (Jonas Smulders) est parti volontairement vers le Nord, à la recherche du légendaire fort Kairos, afin d’y proposer ses services de sniper. Il brûle de se battre contre l’ennemi et de mourir pour protéger ce côté de la frontière. Dans la lettre d’adieu à sa mère, il écrit qu’il est né pour combattre, que lorsqu’elle regarde le ciel, elle ne doit pas le faire avec de la peine, mais avec de la fierté.

— Jonas Smulders – Luka
Photo Carl De Keyzer, image courtoisie Bo Films

Sa déception n’en sera que plus vive lorsque à son arrivée, au lieu d’être accueilli à bras ouvert, il lui est signifié que personne ne saute les étapes et qu’avant d’être Hawk – l’élite du fort, une sentinelle gradée qui a le droit de se poster sur la muraille pour surveiller ce qu’il se passe au Nord, il devra passer par la case maintenance et se soumettre à l’évangile du lieu qui se résume par ces trois mots : obéissance, endurance, sacrifice. Si le fort de Buzzati était une réelle fortification militaire, ici, on a plutôt affaire à une forteresse sectaire, au commandement tricéphale : La Générale (Geraldine Chaplin), flanquée du sourdingue The Duke (Hal Yamanouchi) et du Commandant (Valentin Ganev), dont le fils, Geronimo (Django Schrevens), simple soldat, va se lier d’amitié avec Luka.

Dans cette version définie par Jessica Woodworth, Kafka est également convoqué : le fort s’apparente parfois au Château, avec ses règles absconses qui n’ont – jusqu’à présent – jamais été remises en questions, alors que la question, quand elle est posée, permet d’ouvrir des portes, même si par ailleurs, le risque de la réponse peut faire peur. Malgré la soif, la dureté des conditions de vie, l’ennui, la fantasmagorie de l’ennemi invisible, personne ne s’est jamais évadé, personne n’a essayé d’aller voir ce qu’il y avait au Nord, tout le monde reproduit la soumission volontaire qui donne toujours plus de puissance au commandement omnipotent et omnivoyant. Tout est fait pour que les corps s’entraînent, se durcissent, s’habituent – tout en étant en permanence préoccupés – par le rationnement, que les fibres et les tissus corporels soient mis à contribution afin d’anesthésier la matière grise. La seule soupape qui leur est permise : des rites exutoires, des réunions de groupes où les corps déchargent le trop-plein de l’âme. L’emprise sectaire s’accroît par la peur insufflée, qu’elle soit intérieure, avec ses règles, ses châtiments qui peuvent être mortels, qu’elle soit extérieure, avec le façonnage d’un ennemi. Elle nécrose les esprits, alors que parfois, il suffit de pousser la porte de la remise en cause pour que les choses s’enclenchent. C’est ainsi que le second Lieutenant Konstantin (Samvel Tadevossian), sème les graines du doute auprès de ses deux compères, sans franchir le pas de le faire publiquement. Ce sera l’amitié qui lie ces trois hommes qui mettra en danger l’équilibre du fort.

Luka est un film à l’esthétique classique, tourné en 35 mm en noir et blanc, la directrice de la photographie Virginie Surdej magnifiant les plans larges et de groupe, sa caméra devenant organique quand elle se pose sur les détails et les corps individuels. L’image joue des contrastes, fluide entre les trois jeunes hommes, minérales comme le lieu sur le visage de Géraldine Chaplin qui parfois se fond, se confond presque, dans les parois en arrière-plan.

— Valentin Ganev, Geraldine Chaplin et Hal Yamanouchi – Luka
Photo Virginie Surdej, image courtoisie Bo Films

Cette interprétation du Désert des Tartares est intemporelle même si les armes sont modernes. En sous-texte, on peut imaginer que les questions environnementales et climatiques s’invitent dans les intentions de la cinéaste dont le film est par ailleurs assez didactique dans sa démonstration, mais efficace : souvent, nul besoin d’aller chercher l’ennemi très loin, il est là, à l’intérieur, nourrit par la paranoïa qui sert le pouvoir et affirme son emprise. Cela fait malheureusement écho à une actualité très brûlante, ici en Europe, dans le bruit des canons à l’Est, mais aussi, ne l’oublions pas, dans tous nos pays où les forces politiques jouent avec le feu en mettant au centre de leur activité la dénonciation de l’autre, qui serait source de tous les maux.

De Jessica Woodworth; avec Jonas Smulders, Geraldine Chaplin, Samvel Tadevossian, Django Schrevens, Hal Yamanouchi, Valentin Ganev, Jan Bijvoet, Kevin Lettieri; Belgique, Italie, Pays-Bas, Bulgarie; 2023; 95 minutes.

Malik Berkati

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