Il mio corpo, de Michele Pennetta : dans le Sud de l’Europe, les invisibles révélés par l’objectif poético-politique du cinéaste italien
Il mio corpo s’ouvre sur le visage d’un jeune garçon qui somnole, le visage appuyé à une fenêtre de voiture. Les secousses du véhicule semblent bercer sa somnolence alors que la caméra élargit le plan pour s’arrêter sur le visage d’un deuxième adolescent. Puis la caméra suit la route poussiéreuse qui serpente; au loin chantent les cigales. Soudain, la camionnette brinquebalante s’arrête sur le bas-côté de la route et le conducteur se met à houspiller les deux adolescents afin qu’ils se dépêchent de se mettre au travail.
Sous le soleil éblouissant et écrasant de la Sicile, dans un paysage aride ponctué de quelques buissons clairsemés, Oscar (le premier visage que nous a dévoilé la caméra de Michele Pennetta), pré-adolescent au visage encore poupin et à la coiffure punk, passe ses journées à récupérer avec son frère aîné, Roberto, de la ferraille pour son père qui la vend. Oscar passe sa vie dans des déchèteries sauvages en bordure de route ou en bas des ponts du haut desquels le père crie des ordres et attend que les deux garçons attachent à une corde des objets à remonter. La caméra de Michele Pennetta suit lentement l’ascension verticale des objets récoltés comme pour rappeler à l’ordre cette soif de consommation et la confronter à sa responsabilité : là où la société ne voit que des rebus, d’autres y dénichent des trésors.
Une autre séquence filme un homme adulte, d’origine africaine, qui nettoie le sol d’une église. On le retrouve ensuite dans la sacristie avec le curé qui lui remplit de victuailles un carton. Aux antipodes de la vie de chiffonniers et de ferrailleurs d’Oscar et de sa famille, juste à côté d’eux mais sans jamais les rencontrer, les spectateurs font connaissance avec Stanley, un migrant nigérian qui a réussi à braver les dangers du désert, de la traversée de la Méditerranée mais qui reste bloqué en Sicile dans l’attente de l’obtention d’un permis de séjour. Stanley effectue diverses besognes – celles que les gens du crû ne veulent pas faire – en échange d’une hospitalité monnayée. Comme nombre de ses comparses d’infortune, Stanley s’échine à ramasser des grappes de raisins à la main alors que son employeur conduit un petit tracteur, se retournant uniquement pour vérifier que ses employés – bien évidemment illégaux donc exploités et sous-payés – tiennent la cadence effrénée qu’il leur impose.
Quand il ne s’éreinte pas à ramasser des fruits, Stanley mène les troupeaux, tout ce qui peut occuper son corps qui a tant souffert pour atteindre ce qu’il croyait être le paradis sur terre. Stanley discute avec un compatriote, Blessed, qui partage la même chambre, et tous deux se rendent auprès d’un avocat qui les représente : leur demande de carte de séjour est déboutée. Les jeunes gens avouent qu’ils ne pensaient trouver une situation pire en Europe que celle qu’il vient dans leur pays.
D’un côté, nous suivons les journées de labeur intensif d’Oscar, l’adolescent sicilien, de l’autre, le dur labeur de Stanley, le Nigérian. A priori, ces deux destins ne devraient pas se croiser et rien ne semble les rapprocher mais a fortiori, ces deux êtres humains partagent la même condition misérable d’êtres humains exploités, de subir sans ne jamais pouvoir choisir, le même sentiment d’être rejeté par les gens qui les côtoient mais surtout le même statut d’être invisible pour ce monde qui les ignore.
Au fil des séquences, la caméra de Michele Pennetta, se rapproche imperceptiblement de ses protagonistes, filmant au plus près leurs activités quotidiennes, la rudesse de leur vie. La luminosité intense rend perceptible la chaleur qui règne dans la région, mais aussi l’âpreté des gens et de leurs relations. Le père n’a de cesse de quereller, de critiquer et de malmener ses fils qui exécutent docilement les ordres, demeurant quasiment mutiques mises à part quelques onomatopées en guise de réponse aux injonctions paternelles. L’image, souvent fixe, se pose sur les êtres qui évoluent dans l’immensité de cette nature desséchée, s’imprègne de leur sueur et de leur solitude. Le cinéaste a recouru à une photographie lumineuse et a choisi un montage serré, avec de nombreux gros plans sur les visages, pour nous permettre de suivre ces deux solitudes qui survient entre résignation et abnégation, d’où le titre, Il mio corpo, dont la connotation christique semble résonner tout au long du film.
Avec justesse et pudeur, Michele Pennetta réussit à saisir une beauté picturale de cette terre sicilienne abandonnée et oubliée, autrefois terre d’abondance, carrefour d’influences bigarrées, jardins de Cocagne de l’Antiquité. Aujourd’hui semble y règner le chaos, la décadence, l’exploitation d’êtres humains. Stanley et Oscar n’auraient jamais dû se rencontrer mais pourtant, ils ont tant en commun, tous deux abandonnés par une société qui les a rendus invisibles. Sciemment et consciemment, Michele Pennetta adopte un regard empli de subjectivité en amenant son documentaire à flirter avec la fiction, accentuant le message de son long métrage, à la fois poétique et politique. Politique car Il mio corpo souligne que les migrants sont maintenus dans des terres inhospitalières que les locaux ont quittées depuis des décennies pour trouver une meilleure vie sous d’autres horizons. Par ses plans rapprochés et son attention si singulière, Michele Pennetta implique les spectateurs dans le quotidien âpre de ses protagonistes aux vies cabossées.
Les échanges entre Oscar et sa famille sont réduits au strict minimum. Quant à Stanley, il échange avec ses compatriotes ou avec les quelques Siciliens qui lui viennent en aide comme le curé ou l’avocat. Pour accompagner ses personnages et les entourer de bienveillance, Michele Pennetta a choisi comme bande-son le Stabat Mater de Pergolèse, seule musique du film qui apporte une dimension liturgique, voire religieuse puisque cette œuvre était destinée par son compositeur à n’être jouée que dans une église.
Le film interroge sur l’altérité qui ne veut pas considérer l’existence des migrants comme Stanley le Nigérian, qui côtoie d’autres oubliés invisible venues d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie. Sans voyeurisme ni misérabilisme, Michele Pennetta apporte un message fort, puissant, qui interroge tant nos convictions politiques, éthiques comme notre humanité. À bien des égards, le film de Milo Rau, Le nouvel Évangile, fait écho au film de Michele Pennetta. Les questions récurrentes que se pose Milo Rau depuis deux décennies : les contradictions de l’économie mondiale et le rôle de l’Europe dans ce contexte. Milo Rau se penche sur les rôles des multinationales qui poussent des centaines de milliers de personnes à l’exode. Des migrants laissés pour compte une fois arrivés en Europe alors les pays dits développés continuent d’exploiter les sous-sols de leurs terres d’origine. Les spectateurs qui verront les deux films traceront immédiatement quelques parallèles dans les thématiques abordées.
Né à Varese (Italie) en 1984, Michele Pennetta suit les cours de l’École cantonale d’art de Lausanne et Genève (ÉCAL – HEAD) et obtient un Master en réalisation cinématographique. Son film de diplôme, I cani abbaiano (2010), est sélectionné dans plusieurs festivals internationaux dont le Cinéma du Réel à Paris et le Torino Film Festival, alors que ‘A iucata (2013) est présenté à Locarno dans la section Pardi di domani. Son lien avec le festival de Locarno se poursuit avec son premier long métrage Pescatori di corpi (2016), en compétition internationale à Cineasti del Presente. Son second long métrage, Il mio corpo, a parcouru de très nombreux festivals : Visions du Réel 2020, Journées de Soleure 2021, Vienne, Gijón, Kassel, Amsterdam, Torum, Duisburg, Busan, Montpellier, Rome, Ghent, Cape Town, Lussas, Cannes (ACID).
Sister Distribution a reporté la sortie du film, initialement prévue en mars 2021. Si les avant-premières du film peuvent avoir lieu, les spectateurs pourront rencontrer Michele Pennetta et échanger avec lui à l’issue des projections.
Firouz E. Pillet
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