Je suis toujours là (Ainda Estou Aqui) de Walter Salles brosse un subtil portrait de de la militante Eunice Paiva et de son combat
Concourant en compétition à la dernière Mostra de Venise, le cinéaste brésilien livre l’adaptation cinématographique du livre autobiographique de Marcelo Rubens Paiva, qui raconte la trajectoire émotionnelle de sa mère, Eunice Paiva, pendant la dictature militaire au Brésil et suit sa quête de vérité pendant quatre décennies. Le film a été choisi par l’Académie brésilienne du cinéma pour représenter le Brésil dans la course pour une place dans la catégorie du meilleur film international aux Oscars 2025.
À Rio de Janeiro, en 1971, sous la dictature militaire, l’été paraît se dérouler paisiblement malgré le contexte socio-politique quand la caméra de Walter Salles nous fait entrer dans la grande maison cossue des Paiva, située tout près de la plage. Cette bâtisse bourgeoise est un havre de vie, de paroles partagées, de chansons entonnées en chœur, d’éclats de rires, de jeux, de rencontres. Jusqu’au jour où des hommes du régime viennent arrêter Rubens (Selton Mello), le père de famille, ingénieur et ancien adjoint, qui disparait sans laisser de traces. Tout en conservant les habitudes qui ponctuent son quotidien, comme effectuer ses longueurs dans la baie devant leur maison, sa femme Eunice (Fernanda Torres) et ses cinq enfants mèneront alors un combat acharné pour la recherche de la vérité…
La filmographie de Walter Salles est jalonnée de nombreux prix. Le réalisateur carioca avait séduit les cinéphiles du monde entier avec Central Do Brasil (1998), son troisième film, qui avait remporté le Prix du scénario Sundance-NHK, l’Ours d’or et l’Ours d’argent de la meilleure actrice pour Fernanda Montenegro à la Berlinale, ainsi que le Golden Globe et le BAFTA du meilleur film non anglophone, devenant ainsi la référence du cinéma brésilien contemporain. Diários de Motocicleta (Carnets de voyage, 2005), film biographique sur Ernesto Che Guevara qui avait reçu deux nominations aux Oscars et remporté le BAFTA du meilleur film non anglophone venait confirmer les spécificités du cinéma de Salles, en particulier des notions de construction identitaire et culturelle au Brésil en revisitant la mémoire collective et cinématographique nationale. Linha de Passe (Une Famille brésilienne, 2008), coréalisé avec Daniela Thomas, avait valu à Sandra Corveloni le Prix de la meilleure actrice au Festival de Cannes. En 2009, Walter Salles avait reçu le prix Robert Bresson à la Mostra de Venise. Douze ans après son dernier long métrage, On the Road, une adaptation de Jack Kerouac avec Kristen Stewart, Garrett Hedlund et Sam Riley. Je suis toujours là lui a permis de retrouver Fernanda Montenegro et Fernanda Torres, cette dernière ayant reçu le Golden Globe de la meilleure actrice pour sa prestation.
Basé sur une histoire vraie qui s’étend sur quatre décennies, ce drame brésilien est magnifiquement bien réalisé, rempli de détails concrets sur les personnages, qui évite au film de devenir mélodramatique ou sentimental. Se déroulant en 1970, l’histoire raconte comment la vie d’une femme ordinaire, mariée à un homme politique important, change radicalement après la disparition de son mari, capturé par le régime militaire. Forcée d’abandonner sa routine de femme au foyer, Eunice (Fernanda Torres/Fernanda Monténégro) se transforme en militante des droits humains, luttant pour la vérité sur l’endroit où se trouve son mari et faisant face aux conséquences brutales de la répression. Le film explore non seulement le drame personnel d’Eunice, mais aussi l’impact du régime militaire sur la vie de milliers de familles brésiliennes, en soulignant le rôle des femmes dans la résistance. Avec un récit profond et sensible, Walter Salles met en lumière les questions de perte, de courage, de résistance non violente et de résilience, tout en revisitant l’une des périodes les plus sombres de l’histoire du Brésil contemporain.
Avec finesse et avec pudeur, Walter Salles construit une chronique exhaustive de l’absence, un vide centré sur le personnage de la mère Eunice, merveilleusement interprétée par l’actrice Fernanda Torres. Si toute la distribution est excellente, l’histoire puissante est galvanisée par la sublime performance de Torres qui réussit avec grandeur à incarner une Mère Courage qui met toute son énergie et sa détermination à ne pas permettre au régime militaire d’éliminer l’amour de sa famille pour la vie ou d’effacer la mémoire de Rubens, transformant son sourire en défi et sa persévérance en arme.
L’absence paternelle est le fils conducteur du récit, même si le père disparaît physiquement de l’écran dès le début. « Quand as-tu été enterré ? J’étais sûre que tu es toujours là, j’ai parcouru tous les chemins qui me marquaient : dans mon ventre, dans ma tête, dans mon cœur. », questionne la fille cadette de Rubens Paiva. À travers la question posée par la fillette, Walter Salles questionne la mémoire de son pays, l’omerta que fait régner les anciens bourreaux de la dictature, les tortionnaires encore vivants qui poursuivent une vie paisible en soignant leur mutisme et qui partiront avec leurs secrets.
Alors qu’il raconte l’histoire intime d’une famille, Walter Salles relate aussi celle de dizaines de milliers d’autres personnes et pousse le public à s’interroger : le deuil est-il possible sans dépouille, sans tombe ?
De forme classique, le film de Salles observe ses personnages, les accompagne en demeurant neutre, laissant au public le choix de son regard. Foncièrement empathique, Je suis toujours là nous livre des personnages si vivants qu’on ne veut pas les quitter, même dans les affres des geôles militaires. Lors des scènes de torture que l’on redoute, Walter Salles dit beaucoup en demeurant très allusif, très subtile visuellement. Magistralement superposé à travers les différentes époques et exécuté avec maestria, le film oscille entre constamment drame familial intime et thriller politique de grande envergure, analysant les horreurs sociétales commises pendant la dictature pour aboutir à un hommage à l’intrépidité des femmes. Vibrant et émouvant, avec une interprétation exceptionnelle de Fernanda Torres dans le rôle d’Eunice Paiva, le film a le mérite de nous faire expérimenter l’absurdité de l’arbitraire absolu.
Alors que les photos et vidéos prises par la famille se font écho une dernière fois, elles nous montrent les visages qui comptent le plus : ceux d’Eunice et de tous ceux qu’elle aimait. Au fil des scènes et du récit, cette histoire personnelle devient l’image historique d’un pays, car le récit de Rubens n’est qu’un exemple des nombreuses vies que la dictature militaire a emportées au Brésil sans une seule explication à leurs familles. Sur le générique de fin figure l’indication que 20 000 disparu.e.s sont toujours recherché.e.s par leurs proches. Le deuil semble encore bien ardu, voire impossible à faire …
La leçon magistrale de Walter Salles est une pièce d’anthologie de cinéma, un cinéma puissant, captivant et remarquable, car c’est un rappel vivifiant et qui donne à réfléchir sur la facilité avec laquelle tout type de prise de pouvoir totalitaire peut se produire…
Firouz Pillet
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