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Karin Bucher et Thomas Karrer signent un documentaire captivant, Le Corbusier à Chandigarh : la force de l’utopie, qui révèle l’ingéniosité avant-gardiste de l’architecte franco-suisse Le Corbusier

Réalisé par les cinéastes suisses allemands Karin Bucher et Thomas Karrer (qui avait signé Secret et guérisseurs – entre croyances et connaissance en 2020), le documentaire intitulé Le Corbusier à Chandigarh : la force de l’utopie (en anglais avec le sous-titrage en français et en allemand), livre un voyage passionnant dans l’étonnante ville que Le Corbusier a construite dans l’État du Pendjab, en Inde et raconte l’expérience utopique de Chandigarh.

Le Corbusier à Chandigarh : la force de l’utopie de Karin Bucher et Thomas Karrer
Image courtoisie cineworx

Le film s’ouvre sur une vue aérienne qui illustre toute l’invention novatrice des créations de l’architecte suisse naturalisé français qui clamait aux personnes qui s’étonnaient de ses dessins et de son urbanisme :« L’utopie est la réalité de demain. ». Puis la vue aérienne de la séquence d’ouverture s’élargit sur le rond initial au centre de l’écran et l’on découvre alors un rond-point où l’absence de voitures surprend et apaise. Au fil des séquences, les vues aériennes révèlent l’ingéniosité, tellement audacieuse et tellement novatrice, des structures, la modernité des bâtiments, le soin apporté aux espaces. Puis la caméra de Karin Bucher et de Thomas Karrer se fige un instant sur un immense panneau qui surplombe une gigantesque allée à l’entrée de la ville : «Welcome to Chandigarh – The city beautiful» («Bienvenue à Chandigarh – La ville magnifique»). C’est avec cette citation que la ville imaginée, dessinée et construite par Le Corbusier accueille les automobilistes au pied des contreforts de l’Himalaya, à deux-cent-cinquante kilomètres au nord de New Delhi. De toutes les villes que le Corbusier aura dessinées, Chandigarh sera la seule à sortir de terre et l’aura occupé jusqu’à sa mort !

Le documentaire plonge le public dans la grande Histoire du sous-continent indien. En 1947, l’Inde est enfin libérée du joug colonial, la partition est mise en application, le pays est à reconstruire, comme le rappelle la voix off, l’intention du premier ministre Jawaharlal Nehru était la suivante : « Une ville nouvellement conçue devait être porteuse d’espoir, un symbole de liberté, libérée des traditions du passé et l’expression de la confiance en l’avenir. » Une utopie construite par le Corbusier qui écrit, dans une de ses lettres à sa femme Yvonne, que ce sera l’œuvre de sa vie :

« L’être humain réuni avec la nature : cela correspond à l’esprit du temps. » Le Corbusier lui décrit combien il se sent bien dans « ce paysage intemporel où tout est silencieux, lent, harmonieux, gracieux (…) Je vais ici accomplir l’œuvre de ma vie. »

Après la partition du sous-continent entre le Bangladesh, l’Inde et le Pakistan, la nécessité d’une nouvelle ville administrative dans la partie indienne de la province du Pendjab s’est imposée. C’est donc le premier Premier ministre indien, Jawaharlal Nehru, qui s’était battu pour l’indépendance aux côtés de Gandhi, a personnellement commandé le projet. Le documentaire rappelle quelques étapes historiques de ce projet en relatant que c’est Albert Mayer qui a développé une ville basée sur des blocs de béton gigantesques entrecoupés d’espaces verts, en mettant l’accent sur les quartiers cellulaires et la ségrégation du trafic. Son plan de situation tirait parti des caractéristiques naturelles du terrain comme la pente douce du terrain favorisait un bon drainage. Mais Albert Mayer a arrêté ses travaux sur la ville après la mort de son partenaire architecte Matthew Nowicki dans un accident d’avion en 1950. C’est à ce moment que les fonctionnaires du gouvernement indien sollicitent Le Corbusier (1887-1965) qui entame, de concert avec son cousin Pierre Jeanneret, son labeur, sur commande, sur son dernier grand projet : une ville nouvelle de béton brut.

Le récit riche, dense et passionnant accompagne à bon escient les vues des constructions, les allées gigantesques de la vie où se côtoient les piétons, les cyclistes, les triporteurs et les automobiles. Les cinéastes alternent les vues des artères et des bâtisses de Chandigarh avec des vues aériennes de la ville, ponctuées de témoignages tous les plus enthousiasmants et authentiques les uns que les autres. Mettant en lumière l’incroyable vision avant-gardiste que Le Corbusier a développée dans les années 1950 pour imaginer et pour réaliser cette ville futuriste, le duo de réalisateurs s’intéresse à Chandigarh comme laboratoire d’une nouvelle façon de cohabiter :

« Chandigarh polarise et fascine. Chandigarh semble être le lieu où les personnes mènent une vie harmonieuse en bonne intelligence avec la nature. »

Les témoignages se succèdent et apportent leur lot de diversité et de points de vue. L’architecte Deepika Ghandi, directrice du Centre le Corbusier, confesse avec modestie : « J’avais beaucoup entendu parler de Chandigarh car mon père y venait beaucoup mais je ne savais rien de l’école d’architecture du Corbusier (…) Si nous pouvions avoir une machine à remonter le temps, j’aimerais aller en 1950, en 1951 et en 1952 pour voir l’agitation dans ce bâtiment où se trouve le bureau du Corbusier où toute la ville a été conçue. »

Sirotant un chaï fumant, un autre architecte, Siddharta Wig, souligne : « Au début, il n’y avait quasiment pas de voitures. On se demandait pourquoi Le Corbusier avait fait de si grands parkings et s’il avait le sens de l’urbanisme. Aujourd’hui, il n’y a plus de place sur ces mêmes parkings. Il faut comprendre comment et pourquoi une ville a été dessinée et conçue pour la juger. Mon enfance à Chandigarh a été fantastique : c’était dû au fait que c’était une petite ville qui était encore en expansion, nous pouvions faire ce qui était possible dans une ville tout en ayant des espaces ouverts pour jouer. »

Diwan Manna, artiste et président de l’Académie des arts, explique : « Les gens ici, y compris moi, ont honte de montrer leur vraie personnalité. Avec de larges routes, tout est planifié. Ce sentiment de honte amenait les gens à cacher leur identité penjabi et à se mettre à parler hindi et à apprendre l’anglais Malgré la foule, les gens se sentaient seuls. »

Au pied de l’Himalaya, Chandigarh devait être une ville-jardin. Pour commencer, Le Corbusier y fit aménager un lac, le Lac Sukhna qui, trônant devant les flancs de l’Himalaya que l’on aperçoit au loin, semble faire un malicieux clin d’oeil au Léman où Le Corbusier avait construit pour ses parents, face aux Alpes, une maison à la fois agréable et fonctionnelle rentabilisant l’espace. Chandigarh rengorge de verdure, de parcs où la caméra des documentaristes filme les groupes de personnes pratiquant du sport, du yoga, des séances de rire collectif. Le Lac Sukhna attire de nombreuses personnes qui profitent des installations sportives du parc alentours. Aucune autre ville indienne n’a autant de verdure. Chandigarh est une ville connue pour permettre aux personnes de se déplacer à pied comme Narinder Singh qui parcourt à pied cette oasis de végétation de béton brut qui surprend à chaque recoin.

Le Corbusier à Chandigarh : la force de l’utopie de Karin Bucher et Thomas Karrer
Image courtoisie cineworx

Comme l’illustre à merveille le documentaire, avec la construction de la ville de Chandigarh, l’architecte franco-suisse Le Corbusier a achevé l’œuvre de sa vie il y a septante ans. Chandigarh est une utopie audacieuse de la modernité avec d’insolites formes géométriques qui se marient harmonieusement, des façades rectilignes blanches où surgit une forme rouge à l’instar d’un tableau de Joan Miró, avec de remarquables jeux de ses ombres et ses lumières. En accompagnant quatre acteurs culturels qui vivent dans la cité indienne idéalisée et rêvée par Le Corbusier, les documentaristes suisses invitent à une visite privilégiée de cette utopie faite réalité et incite à réfléchir sur l’héritage que Le Corbusier nous a laissé à travers cette œuvre grandiose qu’il a pu réaliser en s’entourant d’une solide équipe d’architectes internationaux, dont Maxwell Fry et Jane B. Drew, tous deux habitués à travailler dans des conditions tropicales. Comme G. S. Channi mentionne : « Cette ville est comme un grand monolithe, elle est imposante, ordonnée, propre. Nous arrivions du Penjab rural dans une grande ville élitaire. »

Le commanditaire de ce projet titanesque, Nehru avait déclaré : « Je n’aime pas tous les bâtiments de Chandigarh mais certains d’entre eux. J’aime la conception générale de la ville, mais surtout l’approche créative de penser dans de nouvelles notions, de lumière et d’air, de sol et d’eau et d’êtres humains. » L’idée utopique s’adaptait bien à cette période comme l’un des intervenants rappelle : « Nehru a passé dix-sept ans en prison même s’il était d’une famille aisée, le Mahatma Ghandi était avocat en Afrique du Sud et a tout quitté pour l’indépendance de l’Inde. Ce sont des personnes qui se battaient pour la liberté. Ils étaient idéalistes et étaient prêts à se sacrifier pour les autres. »

De nos jours, la cité idéale de Chandigarh continue de faire rêver de nombreux Indien.ne.s, attiré.e.s par son organisation rationnelle, sa propreté et sa qualité de vie. L’attrait qu’exerce Chandigarh a pour terrible conséquence la surpopulation : initialement conçue pour accueillir 500 000 habitants, Chandigarh comptera, selon une estimation, 1,6 million habitants d’ici 2031. De plus, les constructions emblématiques de Chandigarh subissent d’effrayantes atteintes à l’architecture d’origine sous l’impulsion de campagnes de restauration récentes qui visent à effacer l’aspect du béton brut. Pendant combien de temps la ville utopique réalisée par Le Corbusier sera-t-elle encore visible ?

Après ce voyage envoûtant pour le regard comme pour l’esprit, celles et ceux qui ont pu parcourir l’Inde, ses villes bondées où les vaches sacrées semblent s’être habitudes au brouhaha incessant et du trafic et à la pollution qui en découle, Chandigarh semble être une oasis de paix insolite et privilégiée qui, pour les Indien.ne.s, est symbole de réussite. Avec Le Corbusier à Chandigarh : la force de l’utopie, de Karin Bucher et de Thomas Karrer, le dépaysement est garanti !

Firouz E. Pillet

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