Le Sourire du Scorpion de Patrice Gain, un roman choc – Entretien
L’auteur hypnotise le lecteur sur les 206 pages de son roman, paru récemment chez l’éditeur marseillais Les Mots et le reste, avec de fantastiques descriptions de la nature enchantée d’un début d’été durant lequel une charmante famille française part dans le canyon de Tara en raft : Alex, sa femme Mily et leurs jumeaux de 15 ans Luna et Tom.; nomades modernes vivant dans un camion rouge, en quête permanente de liberté et d’aventure. Sans se méfier, ils font confiance à Goran, un guide serbe rencontré par hasard. Longtemps après, Tom, le narrateur dés événements, comprendra grâce à Sulé, un Bosniaque de son collège, que tout a été bien planifié :
-C’était un mariage blanc?
-Non, un mariage tout simple.
-Tu crois vraiment ça? Des mecs comme lui ne laissent aucune place au hasard. Faut vraiment être des connards de clodos comme vous pour ne pas voir ça. C’est même sûrement pour ça qu’il vous a choisis!
La famille s’était rendue compte que Goran n’est pas un guide comme les autres mais ne voyait pas qu’il aime s’incruster dans l’existence d’inconnus, les soumettre à sa volonté, les blesser ou même de tuer. Ils ont oublié la vigilance pour vivre une belle aventure, entourés des paysages paradisiaques, en suivant aveuglement leur guide. Et l’accident s’est produit : un jour de tonnerre, Tara la rivière des eaux claires en mille nuances, a emporté la vie d’Alex.
Un boulot ordinaire
Goran a mis du temps pour devenir le deuxième mari de Mily mais il a réussi, ce que lui a permis d’obtenir la nationalité française et de changer son nom. Luna est morte à la montagne et Tom, après le divorce de sa mère et l’emprisonnement de Goran cherche à rassembler les morceaux de leur existence de jadis. Devenu adulte avant l’heure, le jeune homme raconte l’inracontable!
Sulé qui en réalité se nomme Sulejman, est un curieux copain, prêt à la violence, pour retrouver la cassette oublié par Goran. Celui-ci comme membre des Scorpions une unité de 250 hommes au service du Ministère de l’intérieur de la Serbie durant les guerres fratricides de l’ancienne Yougoslavie, a participé aux assassinats de civils, en faisant ce travail comme un autre et sans états d’âme :
La caméra s’est rapprochée et a fait un gros plan sur un visage adolescent écrasé sous la semelle crantée de rangers. Çà m’a fait mal de croiser ses yeux fous de terreur. Les types en treillis noir les ont fait descendre en hurlant des ordres. C’était des gars plutôt jeunes, certains devaient avoir mon âge. La caméra allait de l’un à l’autre et soudain je l’ai vu. Goran était là, en T-shirt kaki, le crane rasé, mais avec le même regard et même sourire aux lèvres. Lui et sa bande armée semblaient prendre plaisir à effrayer les hommes entravés. (…)
Le jeune homme a compris que sa propre tragédie familiale et le mauvais sort qui s’est abattu sur eux sont le reflet d’une guerre sans merci qui a eu lieu dans la région, surtout en Bosnie-Herzégovine, pays natal de son ami Sulé dont les Scorpions ont tué des proches :
-Je me pose la question Tom : est-ce que pendant le temps où il habitait avec vous, il pensait à Azmir, mon frère? A ses appels au secours, à ma mère repoussé à coups de crosse? Est-ce que la guerre conduit tous les hommes à faire ce genre d’abomination, ou bien seulement ceux qui ont ça d’ancré au fond d’eux? Est-ce qu’une fois les conflits terminés, les bourreaux reprennent une vie normale? Peut-être bien que face à la peur de l’autre, par vengeance aussi, sommes-nous tous criminels de guerre en puissance?
Sulé n’explique pas uniquement son désespoir mais donne aussi des preuves de l’assassinat d’Alex. La photographie très explicite du gilet du disparu avec les bretelles coupées au couteau, avec la confirmation de la police locale.
-Avant même que vous ne rencontriez, il avait déjà scellé votre destin. Il fallait qu’il mette toutes les chances de son côté. Je suis désolé d’avoir à te dire ça. Il n’était pas loin d’avoir réussi. Une dernière chose, pour les flics, ton père s’est noyé le jour d’orage, emporté par la crue, c’est qu’a déclaré Goran.
Les Scorpions une groupuscule paramilitaire au service du Ministère de l’intérieur serbe a été fondé en 1991 pendant la sécession de la République serbe du Confin croate. Leur raison d’être : exterminer tous les non Serbes de la région de l’Europe du sud: Croates, Bosniaques, Albanais du Kosovo…Leur chef Slobodan Medic s’est tué dans un accident de voiture près de Sremska Mitrovica, en décembre 2013 emportant aussi la vie de sa femme et fils de 17 ans.
Patrice Gain, ingénieur en environnement et professionnel de la montagne de 58 ans s’est inspiré de la vie de de Milorad Momic, capturé à Lyon en 2011. Le Serbe de Croatie, entre autres crimes, a été acteur du génocide de Srebrenica et du Trnovo. Devenu Guy Monier, Momic a vécu paisiblement en Isère, après le divorce de sa femme française en buvant souvent son café, en compagnie de Bosniaques! Jusqu’au jour où il fut reconnu par un habitant de Srebrenica, exilé en France. L’écrivain qui a aussi édité les titres La Naufragée du lac des Dents Blanches, qui lui a velu obtention du Prix Récit de l’Ailleurs, deux ans auparavant, Denali et Terres fauves, est originaire de Nantes. Il a accepté de répondre à quelques questions.
Comment avez-vous connu l’histoire du Scorpion “français”?
J’étais en voiture quand j’ai entendu à la radio l’annonce de l’arrestation d’un criminel de guerre serbe. Personne ne connaissait son passé. L’ancien membre des Scorpions habitait près de Lyon. Il avait changé de pays, de nationalité suite à son mariage avec une femme française et même de nom pour revêtir une tenue de camouflage. L’ex-milicien apparaissait sur un film réalisé par les Scorpions eux-mêmes sur les lieux du massacre de Trnovo. Je ne sais pas pourquoi cela m’a autant marqué. J’ai gardé ça au fond de ma mémoire, puis j’ai fait des recherches sur le groupe paramilitaire des scorpions. Je me suis demandé comment on pouvait poursuivre sa vie après l’avoir fortuitement partagé avec un bourreau. C’est ce qui a déclenché l’idée de ce roman. J’avais envie d’introspecter des personnages confrontés à cette situation, de sa genèse jusqu’à la vie d’après, ou ce qu’il en reste. J’ai lu un tas de choses sur les Scorpions, visionné des extraits de leurs vidéos, pour m’immerger dans cette folie meurtrière.
Malgré les magnifiques descriptions de la nature, le texte a une note très préventive : le mal ne reconnaît pas de frontières?!
Le mal ne connaît pas de frontière, c’est un fait. L’homme ensemence constamment la planète de projets mortels sans trembler. Rien ne semble lui servir de leçon. Si la souffrance produisait une énergie exploitable, je ne doute aucunement que l’un d’entre nous aurait depuis bien longtemps eu l’idée de créer des « centrales à géhenne » pour produire de l’électricité. On aurait accommodé notre conscience avec. On le fait déjà avec un tas d’autres choses, un tas d’autres humains.
Pour quelle raison Tom raconte l’histoire, si triste de sa famille? Il est pourtant garant de sa continuation, quelqu’un qui assurera la descendance!
Je pense que Tom a besoin d’écrire cette histoire pour tenter de comprendre ce qui est arrivé à sa famille. Pour mettre de l’ordre dans sa mémoire aussi. Dire qui était son père, sa mère et Luna. Dire aussi que les guerres tuent longtemps après l’écho du dernier coup de canon.
Si le comportement de Milly est logique et presque attendu, celui de sa fille Luna est surprenant et renversant. Vous l’avez mis au même rang avec des milliers de jeunes et moins jeunes femmes qui furent violées et la plupart d’entre elles assassinées ou victimes de suicide. Pour quelle raison?
Luna est une jeune fille intelligente, qui goûte à la vie et ne doute aucunement de son avenir…jusqu’à ce qu’elle croise la route de Goran. Elle perd ses certitudes, doute de ses actes, se culpabilise, découvre la toxicité de Goran avant tout le monde et ne supporte pas de voir sa mère tomber dans ses bras. Dans l’anéantissement de cette famille, Goran ne laisse rien au hasard, jusqu’à séduire Luna pour détruire la fratrie. Tom et Luna, très liés, pas seulement par leur gémellité finiront ainsi par s’éloigner l’un de l’autre, Luna surtout, sans heurt, sans désamour. Le contexte est très pesant. Tom subit des moments de grande solitude avec une forme d’abnégation. J’ai cherché à tisser une trame psychologique particulière. On est loin de la chasse à l’homme.
La guerre en ancienne Yougoslavie a été mal acceptée et peu comprise en France. Vous publiez ses échos, un quart du siècle plus tard. On dirait, pour rappeler qu’il a eu un génocide en Bosnie-Herzégovine, où se trouve le centre de l’Europe, 25 ans plus tôt?
Oui, j’avais effectivement envie de parler de ce conflit, mais pas de manière frontale. On le connaît sans le connaître vraiment… Les divisions des pays européens lors de la guerre en ex-Yougoslavie laissent un goût amer. Je pense qu’il pèse sur leur mémoire quelque chose qui ressemble à de la culpabilité.
Djenana Djana Mujadzic
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