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Les Amandiers – Un film qui reproduit, en 2022, les travers d’un monde culturel phagocyté par les hommes depuis la nuit des temps

Voilà le film par excellence compliqué à décrypter. Ces questions que l’on doit se poser de plus en plus souvent : faut-il séparer l’œuvre de l’artiste ?; doit-on promouvoir une œuvre d’un∙e artiste aux comportements condamnables, aux prises de position litigieuses ?; peut-on parler d’une œuvre, l’appréhender et la critique en faisant abstraction de l’environnement dans lequel elle est advenue ?

— Nadia Tereszkiewicz, Louis Garrel, Vassili Schneider – Les Amandiers
©2022 – Sister Distribution – Ad Vitam Production – Agat Films et Cie – Bibi Film TV – Arte France Cinéma

Avec Les Amandiers, à l’aune des révélations faites par le journal Libération le 24.11.2022 sur la mise en examen pour «viols et violences sur conjoint» de l’acteur principal du film,  Sofiane Bennacer, suivies des prises de position de sa réalisatrice Valeria Bruni-Tedeschi (qui est par ailleurs la compagne de l’acteur) et de sa garde rapprochée (sa sœur, l’ex-compagnon philosophe de cette dernière pour ne citer que les plus marquant∙es), ainsi que par le documentaire Des Amandiers aux Amandiers de Karine Silla Perez ( qui joue une membre du jury pour l’entrée à l’école du théâtre –tout comme Marisa Borini mère de Bruni Tedeschi – et est l’épouse de Vincent Perez, camarade de troupe de Valeria Bruni Tedeschi aux Amandiers) et Stéphane Milon, disponible jusqu’au 31.12.2022 sur ARTE.tv , consacré au tournage du film qui fait apparaître une réalisatrice très autoritaire et intrusive, ces questions se posent de prime abord avant de s’effacer devant l’évidence qui surgit à la sortie de la projection : oui, il est facile de parler de ce film, de la voir même, tant il est symptomatique des errances des artistes qui parfois vivent hors sol de la société – ce qui, on en convient, leur procure une force créatrice, une liberté à pousser les murs et les limites qui permettent d’offrir un point de vue sur le monde et sa marche, mais qui parfois les fait déraper, voire faire des sorties de route dans l’inacceptable.

Que Sofiane Bennacer soit mis en examen n’est pas le problème – du film s’entend –, le problème est que Valeria Bruni Tedeschi a imposé cet acteur à la production qui a appris les accusations une semaine avant le tournage, elle a ensuite pratiqué une sorte d’omerta sur le plateau, posant une chape de plomb sur « ces rumeurs » aux membres de l’équipe pour que l’acteur ne se sente pas ostracisé. Pour celles et ceux qui se seraient senti∙es mal à l’aise par cette atmosphère et la présence de l’acteur, pas de place pour l’expression : soit le silence soit la démission, ce qu’on fait deux personnes selon les journaux Le Monde et Libération. En revanche, cette attitude de la réalisatrice est un effet-miroir de ce qu’elle nous montre dans un film qui célèbre la jeunesse et une certaine idée de la pratique de l’art : des relations amoureuses toxiques et des metteurs en scènes tout-puissants. Vertigineux.

Nous sommes en 1986, Stella (Nadia Tereszkiewicz qui avait joué avec Brun Tedeschi dans Seules les bêtes de Dominik Moll) et Etienne (Sofiane Bennacer ) ont 20 ans comme leurs camarades admis avec eux à l’école du Théâtre des Amandiers de Nanterre, l’une dirigée par Pierre Romans (Micha Lescot, au compagnonnage avec Louis Garel dans le théâtre de Luc Bondy), l’autre par le célèbre metteur en scène Patrice Chéreau (Louis Garrel, ex-compagnon de Valeria Bruni Tedeschi). Ils ont 20 ans, la chance de réaliser leur rêve, qui passe par un stage à l’Institut Lee Strasberg, membre de l’Actor’s Studio, qui sera, pour nombre de ces jeunes actrices et acteur, décisif. Quand on a 20 ans, on a également toute la vie devant soi. Sauf que nous sommes à la fin des années huitante, synonymes de drogues dures injectées et de cette nouvelle maladie appelée SIDA. Les tragédies sont programmées et ne manquent pas d’advenir.

Victor (Vassili Schneider) est heureux, malgré son jeune âge, il vient de se marier et attend un enfant. Lors de l’accouchement, les médecins annoncent à Victor que sa femme est HIV positive. Vent de panique chez les filles de la troupe, il a couché avec deux d’entre elles qui ont, après, couché avec d’autres gars du groupe… Etienne quant à lui est héroïnomane et malgré l’amour que lui porte Stella, il n’arrive pas à contenir ses démons. Leur relation en devient toxique, violente, même si Stella ne veut pas le reconnaître. Les Amandiers se veut un film choral, mais il tourne totalement autour de ce couple qui représente celui que formait Valeria Bruni Tedeschi avec Thierry Ravel, mort d’une overdose en 1991. Valeria Bruni Tedeschi filme Sofiane Bennacer avec intensité… et beaucoup de complaisance : ce que l’on voit derrière l’esthétisation et la romantisation de cet homme et son attitude destructrice, c’est un individu immature, autocentré, certes dévoré par ses démons, mais n’ayant aucun scrupules à les projeter sur sa compagne, une jeune femme qui vient d’un autre monde, aisé, romantique, se sentant investie de la mission de sauver son amoureux coûte que coûte. Autre effet-miroir ?

Patrice Chéreau, souvent odieux, avec ses collaborateurs∙trices comme avec les comédien∙nes, ne vit que pour sa vision artistique : tout est bon pour venir à ses fins, pousser à bout celles et ceux qui travaillent avec lui est l’une des lames de son couteau suisse de fonctionnement. Valeria Bruni Tedeschi semble, au visionnage du documentaire de Karine Silla Perez, avoir pris quelques traits de direction de son mentor.
La réalisatrice se penche sur ses années d’apprentissage de vie et de métier sans sortir de sa zone de confort, que ce soit en prenant assez de recul pour en interroger certains aspects, ou en reproduisant dans son casting une bulle qui ressemble à son groupe dans le film – les un∙es et les autres se connaissant et reconnaissant dans les mêmes cercles. Les lecteurs réguliers de j:mag auront peut-être été étonné∙es de voir tant de brèves références biographiques accolées aux comédien∙nes des Amandiers – ce n’est en effet pas dans nos habitudes, mais ici, elles prennent une importance critique qui va au-delà des potins ou petites informations annexes, elles disent quelque chose de la construction de ce long métrage.

Certains cinémas en France, à la suite de l’article de Libération, avait décidé de déprogrammer le film avant de se raviser et d’opter pour des projections-débats, avec des mises en contexte du film. À l’instar des débats sur l’espace public remplit de noms de rue ou de monuments à la gloire de figures historiques controversées et de la question, faut-il dénommer ?, faut-il déboulonner ?, la réponse la plus intéressante est celle de remettre en question et éclairer sous un nouveau jour par la contextualisation, regarder ce film – qui par ailleurs est de bonne facture – est plus enrichissant pour le débat public que de l’occulter.

Ce film secoue aussi le monde de la critique, entre celles et ceux qui l’ont vu avant les révélations et après, entre celles et ceux qui également prennent le parti d’effectivement ne juger une œuvre qu’à l’aune de sa réalisation. À j:mag, Firouz E. Pillet avait vu Les Amandier en mai à Cannes, lire ici sa critique.

De Valeria Bruni Tedeschi; avec Nadia Tereszkiewicz, Sofiane Bennacer, Louis Garrel, Micha Lescot, Clara Bretheau, Noham Edje, Vassili Schneider, Eva Danino, Liv Henneguier, Baptiste Carrion-Weiss, Léna Garrel, Sarah Henochsberg, Oscar Lesage, Alexia Chardard; France ; 2022 ; 125 minutes.

Malik Berkati

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