Les Voyages de Tereza (O Último Azul) de Gabriel Mascaro – Le coming-of-age des aîné·es : renaissance à 77 ans. Rencontre
Les Voyages de Tereza (O Último Azul), lauréat de l’Ours d’argent – Grand Prix du jury à la Berlinale 2025, est un film singulier, à la fois poétique et traversé par une ironie sociale mordante. Tereza (Denise Weinberg), 77 ans, vit et travaille dans une ville industrielle d’Amazonie. Un jour, elle reçoit une injonction gouvernementale l’obligeant à intégrer une maison de retraite. Officiellement destinée à « soulager » les jeunes de la gestion des aîné·es, cette mesure vise en réalité à accroître leur productivité en les affranchissant de toute charge familiale. Refusant d’être reléguée dans une colonie de fin de vie, Tereza se lance alors dans une odyssée à travers la jungle pour réaliser un rêve de jeunesse : voler en avion.

© Guillermo Garza Desvia
Dans sa fuite, elle croise des figures marginalisées hautes en couleur, toutes en rupture de ban, notamment Roberta (Miriam Socarrás), prêtresse de bibles digitales vivant sur un bateau, et Cadu (Rodrigo Santoro), marin solitaire qui lui fait découvrir une substance hallucinogène issue de la bave bleue d’un escargot…
« L’avenir appartient à tout le monde » : tel est le slogan scandé sur tous les tons par le gouvernement et relayé par la propagande qui envahit la ville. La réalité est tout autre : l’avenir appartient surtout aux productivistes qui tiennent les rênes de l’économie et, par ricochet, de l’État. Si le film adopte les atours d’une dystopie, il fonctionne davantage comme une allégorie de notre présent, où les sociétés sont artificiellement fracturées et dressées les unes contre les autres. Il suffit d’observer, par exemple, les débats sur les retraites et les récriminations intergénérationnelles entretenues par certains bords politiques à travers l’Europe — une logique que l’on retrouve également entre les différentes classes sociales ou les différentes origines ethniques et/ou religieuses.
Gabriel Mascaro signe ici une ode à l’émancipation, à la capacité de résistance et à l’appel vital de la liberté individuelle à travers des personnages atypiques, marginalisés, dans la vie comme sur les écrans. Un feel-good movie réflexif et revigorant.
Rencontre avec le réalisateur brésilien Gabriel Mascaro, réalisée au Zurich Film Festival, où le film a été présenté en avant-première suisse :
Votre film met en scène deux héroïnes atypiques dans le monde du cinéma : des femmes âgées. À travers elles, proposez-vous une double lecture de la société, entre la marginalisation des personnes considérées comme « moins productives » et la vulnérabilité qu’on leur associe ?
L’idée du projet est née en observant ma grand-mère se mettre à la peinture après la mort de mon grand-père. J’ai été frappé par la manière dont une femme de près de nonante ans a su recréer sa vie et son avenir. Cela m’a fait réfléchir à la représentation des personnes âgées au cinéma : on les associe presque toujours à la maladie, à la mort, à l’adieu à la vie. Une autre perspective les montre déconnectées du présent, vivant dans la célébration d’un temps glorieux révolu. Je voulais aborder autre chose, parler de renaissance. La famille tend souvent à confiner les aîné·es dans une forme de « domestication du corps », un espace sans présent. Je voulais m’en affranchir. C’était aussi une réflexion sur ce que nous avons vécu au Brésil pendant la pandémie. Notre président, Bolsonaro, était un négationniste qui a encouragé le retour au travail des jeunes pour maintenir l’économie, sans croire au COVID. Beaucoup de personnes âgées en sont mortes. Je me suis inspiré de cette réalité pour créer une allégorie autour de l’idée de confiner les gens « devenus inutiles » dans une colonie afin de préserver la productivité.
C’est aussi un commentaire sur la façon dont notre société place les personnes âgées dans des maisons de retraite ? Par exemple, la fille qui n’a pas de temps pour sa mère représente aussi un fossé générationnel.
Il y a des individus et un filet de soins. Dans une société très patriarcale comme le Brésil, les hommes ne s’occupent pas des autres. Seules les femmes sont associées au soin. Parfois, elles doivent prendre soin les unes des autres car le mari ne s’occupe de rien. Il y a une belle organisation naturelle entre les femmes âgées qui, pour survivre, créent des liens à un âge avancé. Cette amitié et cette complicité entre femmes est bien plus grande que celle des hommes. Le film essaye donc de jouer avec ces sujets, dans cette sorte de dystopie allégorique.
C’est très intéressant que vous parliez de dystopie, mais n’est-ce pas plutôt un présent altéré ?
Exactement. On associe souvent la dystopie au futurisme ou aux technologies disruptives. Ici, il s’agit plutôt d’une réalité alternative. C’est pourquoi je parle de « quasi-dystopie ». Lorsqu’on appose une étiquette, on s’attend à un genre. Ce qui m’intéresse, c’est justement de déplacer ces codes : des genres comme la dystopie, le coming of age ou le road movie sont presque toujours associés à des corps jeunes. La société et le cinéma n’autorisent guère les protagonistes âgé·es – et encore moins les femmes – à en être les héroïnes. C’était très agréable de jouer avec ces genres.
En parlant de coming of age, il existe un débat parmi les critiques : certain·es estiment que ce genre ne concerne que l’adolescence, d’autres qu’il s’agit avant tout d’un état d’esprit…
Oui, la société a créé ce rite de passage, très lié à l’idée de l’adolescent qui quitte l’école pour l’université. Nous idéalisons cet épanouissement, cette découverte de la vie chez les jeunes. C’est beau de voir la jeunesse s’épanouir, mais nous ne soutenons pas les personnes âgées dans leur propre renaissance. Pourquoi pas ? Elles ont encore du temps, elles vivent pleinement le présent. Nous assistons aujourd’hui à une forte hausse des « divorces à cheveux blancs », de personnes qui se séparent vers 60 ans et se remarient. Le film joue avec ces attentes et ces signes d’un nouveau sens à la vie, surtout pour les femmes. Tereza vit son propre rituel de coming of age en cherchant à réaliser son rêve de jeunesse.
Il y a une grande sensorialité dans votre langage visuel. Pouvez-vous nous parler de votre approche esthétique et de ce qu’elle apporte au récit ?
Certains qualifieraient cela de réalisme magique, mais je préfère parler d’un « délire tropical » : une manière d’exprimer les sentiments, de rendre compte de cette région et de ses habitant·es à travers une approche surréaliste et absurde.

© Guillermo Garza Desvia
Et cet escargot qui sécrète une bave bleue hallucinogène …
Je voulais que le film surprenne tout au long de l’histoire. En Amazonie, il existe de nombreux psychotropes issus de la faune et de la flore. J’ai tenté de créer ma propre mythologie pour éviter de recourir à des éléments sacrés ou à des rituels religieux indigènes, même si je m’en suis bien sûr inspiré.
Pouvez-vous nous parler de Denise Weinberg, qui séduit immédiatement le public par sa vitalité à défier le système, tout en laissant transparaître sa vulnérabilité ?
Je ne suis pas le type de scénariste qui écrit en pensant aux acteur·ices. Quand j’écris, je suis entièrement dans le personnage. En cherchant le casting, j’ai compris combien c’était difficile. Au Brésil, la première génération d’actrices âgées a souvent été contrainte à des chirurgies pour cacher son âge, surtout dans le cinéma grand public. J’ai finalement trouvé une actrice de théâtre exceptionnelle, très à l’aise avec son âge et ses rides. Elle me disait : « Gabriel, mes rides sont mes outils. Ce sont mes outils en or pour exprimer mes sentiments en tant qu’actrice. » Pour l’autre rôle, nous avons trouvé Miriam Socarrás à Cuba. Elle est venue en Amazonie et a appris à conduire le gros bateau. C’était une belle rencontre entre ces deux femmes.
« On peut acheter sa liberté », dit Roberta à Tereza. Mais ici, acheter sa liberté signifie aussi avoir de l’audace, de la créativité et foi en la vie…
Dans le film, c’est une autocratie qui dicte ses règles, un État-providence étrange qui promet un futur pour tous, mais où l’on comprend vite que ce n’est pas le cas. Il y a de la corruption. Je voulais créer un personnage qui ne correspond pas aux attentes habituelles d’une héroïne : elle agit parfois mal. C’était un privilège d’écrire sur ces femmes qui doivent, d’une certaine manière, sortir de la société pour trouver le chemin vers leur liberté. Elles jouent avec le système et contre lui, achètent dans l’illégalité pour s’échapper. C’est aussi un commentaire : dans ce monde, les personnes âgées aisées ne finiraient probablement pas dans la même colonie.
Est-ce difficile de produire un film comme celui-ci au Brésil aujourd’hui ?
Oui, c’était très difficile sous le gouvernement Bolsonaro. Il a gelé le financement de la culture et supprimé le Ministère de la Culture. L’Agence brésilienne du cinéma faisait profil bas, allant jusqu’à retirer les affiches des murs des cinémas. Pouvez-vous imaginer ? Aujourd’hui, nous sommes de retour : le président actuel célèbre davantage la culture. C’est un moment très spécial pour redonner vie au cinéma brésilien. Il y a quatre ans, c’était un cauchemar ; maintenant, nous nous épanouissons à nouveau, en tant que cinéma et en tant que pays qui affirme sa culture.
Le film sort sur les écrans romands ce mercredi 10 décembre.
De Gabriel Mascaro; avec Denise Weinberg, Miriam Socarrás, Rodrigo Santoro, Adanilo; Brésil, Mexique, Pays-Bas, Chili; 2025; 86 minutes.
Malik Berkati
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