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Leur Algérie de Lina Saoulem – L’histoire empoignante d’un homme invisible et d’une femme sans voix. Rencontre

Le point de départ de Lina Soualem, actrice et réalisatrice, fille de l’acteur Zinedine Soualem et de l’actrice-réalisatrice Hiam Abbass (Satin rouge, Les Citronniers, Une famille syrienne), est la séparation de ses grands-parents,  Aïcha et Mabrouk, après 62 ans de vie commune. Ils ont quitté leur maison et vivent désormais dans deux bâtiments qui se font face. Aïcha continue à s’occuper de son mari, mais de loin, elle semble s’épanouir du seul fait de vivre seule, d’être maîtresse de son espace et de son temps. Ce soudain changement familial fait prendre conscience à Lina Soualem qu’en réalité, elle ne connait pas leur histoire et qu’ils peuvent disparaître sans qu’elle n’ait l’occasion de s’y inscrire.

— Aïcha Aidaoui Soualem et Mabrouk Soualem – Leur Algérie
©Thomas Brémond

Aïcha et Mabrouk sont originaires des Haute-Plateaux algériens, dans la région de Sétif. Ils se sont mariés en 1952 à Laouamer, elle avait 15 ans, lui en avait 20. Peu de temps après, ils émigrent en France et fondent une famille. Cela fait plus de soixante ans qu’ils vivent à Thiers, où Mabrouk a travaillé toute sa vie comme polisseur de couteaux, dans une usine de coutellerie.

À travers son histoire familiale, Lina Soualem tend un miroir à toute une frange de la population immigrée dont les enfants et petits-enfants se heurtent à toutes sortes de scories sociétales refoulées sans en appréhender les tenants et les aboutissements. Ici, il s’agit de Maghrébins, en Suisse cela pourrait être les travailleurs saisonniers italiens et espagnols des années 50 et 60, en Allemagne les Turcs, et ainsi de suite. Leur Algérie parle au monde des invisibles, des sans voix, pour certains des sans droits – jadis de la sous-classe ouvrière, aujourd’hui de la société des précaires. Évidemment, les liens familiaux que la réalisatrice essaie de nouer avec sa propre histoire sont bouleversants, la parole qu’elle délie n’a rien de spectaculaire, en revanche, elle nous fait entrer dans les déchirants costumes de pudeur dont s’habillent ses grands-parents et son père. Néanmoins, la dimension politique, jamais soulevée comme telle par la cinéaste, ne cesse de craqueler le récit de cette douleur commune des damnés de la terre.

Comme dans toute tragédie, la comédie n’est jamais loin. Lina Soualem capture avec sensibilité ces moments de comique de situation, les expose de manière astucieuse, leur donnant la saveur de la tendresse et de l’amour qu’elle a pour ses trois personnages qui ne sont jamais ridicule, même lorsque le père, Zinedine, contre toute rationalité, lui explique que ses parents ne sont pas séparés, « qu’ils vivent dans deux endroits différents, c’est tout ». Qui ne se reconnaîtrait pas dans ce déni d’amour filial ?

Leur Algérie, c’est un pays laissé derrière elles et eux, une matrice douloureuse, figée, comme sur les photos des années 50 d’avant l’indépendance. Ils ne sont jamais devenus français, le grand-père montre à Lina sa carte de séjour valable 20 ans, cependant, ils n’ont jamais connu l’Algérie de l’après-France. Leur Algérie, c’est aussi celle de Zinedine, celle de Lina, celle de ceux restés au pays, celle de ceux qui naviguent entre les deux mondes, celle de ceux qui sont des deux mondes. Leur Algérie, c’est notre Algérie, celle qui s’inscrit dans l’histoire sans y avoir encore trouvé sa place, qui  continue à se battre contre ses démons, il fut un temps, venus d’ailleurs, à présent de l’intérieur.
Lina Soualem court, depuis la Première aux Visions du Réel 2020, les festivals où son film reçoit un accueil de compréhension immédiate et instinctive, puisque leur Algérie, en fin de compte, c’est notre monde.

Rencontre avec Lina Soualem lors du festival ALFILM de Berlin

— Lina Soualem
Image courtoisie ALFIM

Vous utilisez différents formats visuels – vidéo familiale,  des visions, des photos, la  caméra classique, la mise en abîme avec des images d’archives sur massacre 1945 sur l’ordinateur portable montrées à votre grand-mère, les images tournées en Algérie. C’est ce qu’on appelle un film de montage et ce n’est pas un procédé facile pour un premier film. Est-ce que cela a été complexe de mettre en valeur tout ce corpus ?

J’ai eu la chance de travailler avec une monteuse (Gladys Joujou ; N.D.A.) avec laquelle j’estime avoir écrit le film ; nous avons trouvé la structure et la narration ensemble. C’est pourquoi, elle est également collaboratrice artistique du film. Elle m’a aussi aidé à penser certaines scènes puisque je tournais, j’écrivais, je montais par étapes. Le plus grand défi était de rendre visible l’invisible et de toujours rester sur une ligne assez sensible de l’intime et du collectif qui se mélangent. Il fallait garder en tête, pour chaque séquence, que ce n’est pas un film sur ma famille, mais un film qui passe par l’intime pour raconter le collectif. L’ordre des séquences était également très important, c’est lui qui permet de faire parler le silence. Il ne s’agit pas de passer forcément par les mots mais signifier le silence. Ce que j’ai découvert en faisant ce film, c’est que le silence dans ma famille ne cachait pas des secrets mais une douleur, celle du déracinement. C’était cette douleur que nous voulions faire transparaître.

Vous avez deux personnages principaux qui ont un rapport différent face à votre caméra : votre grand-père taiseux et votre grand-mère à la fois emplie de pudeur et à la fois encline à se libérer non seulement du silence mais aussi du cours déterministe des choses. Comment avez-vous procédé avec elle et lui, comment ont-ils ressenti cette présence de la caméra sur eux et vos questions ?

Avec ma grand-mère c’était plus facile car on est assez proches, on avait déjà une certaine complicité. Comme je filmais seule, que je n’avais pas d’équipe, la caméra est devenue très rapidement comme un prolongement de moi-même. Les premiers jours, elle rigolait, elle ne savait pas trop comment il fallait être. Quand on commençait, elle était gênée au début puis elle oubliait complètement la caméra puisque, finalement, c’est avec moi qu’elle parlait. Avec mon grand-père, c’était différent, ce n’était pas une question de caméra ou pas caméra, c’est juste qu’en temps normal je ne lui pose pas de questions et là d’un coup, lui poser des questions avec ou sans caméra, ce n’était pas usuel. Il était pareil avec moi qu’à l’ordinaire, c’est-à-dire soit il ne prêtait pas du tout attention, soit il répondait à moitié ou à côté. Mais il aurait eu la même attitude s’il n’y avait pas eu de caméra. Ce qu’il a fallut faire avec mon grand-père, c’est s’inscrire dans la durée. C’est quelqu’un qui s’est enfermé dans le silence toute sa vie pour se protéger. Il ne pouvait pas, du jour au lendemain, formuler des choses qu’il ne s’était même jamais autorisé à formuler à lui-même. Les questions lui restaient souvent longtemps en tête, il arrivait que je revienne deux mois plus tard et il me parlait de choses que mes questions avaient fait mûrir en lui, cela le travaillait. Finalement, il a donné beaucoup de lui dans le film. Tout ce qu’il dit, c’est presque à chaque fois des révélations, il est très lucide sur la situation politique, sur son parcours et on se rend compte que pour lui, c’est presque un aveu d’échec. C’est aussi pour ça que c’est difficile à transmettre et à raconter.

Vous êtes dans le questionnement, la génération intermédiaire, celle de votre père, accepte le fait d’être dans une sorte d’entre-deux. Il vous dit même à propos de son père: « j’aimerais bien que tu lui demandes s’il veut être enterrer ici ou là-bas ». Il ne le fait pas lui-même. Est-ce que la distance temporelle vous a permis ce que votre père ne s’est pas permis, que ce soit face à ses parents ou à lui-même ?

Oui, je pense qu’il fallait sauter une génération. Pour la génération de mon père il était inenvisageable de poser des questions. Cette génération a vécu directement le sacrifice, a vu la dureté et la douleur de l’exil que moi je n’ai pas vues. Je sentais qu’il y avait un silence mais je ne savais pas à quoi il correspondait, au contraire de lui. Il a grandit dans ce milieu, avec son père a l’usine, sa mère dans sa solitude, je pense que lorsque l’on assiste à cela, les questions sont autres, ou alors, elles perturbent l’ordre des choses, c’est-à-dire que leur bien-être reposait sur la reconstitution d’un cocon de l’Algérie. Commencer à poser des questions, c’est briser ce peu d’équilibre qu’ils ont réussi à trouver dans cette vie d’exil. Je sais que mon père a déjà essayé de questionner mon grand-père mais comme il ne répondait pas, cela le bloquait totalement, il n’a jamais insisté. Moi aussi, j’avais peur au début de me confronter au silence de mon grand-père, mais l’écran de la caméra m’a permis de dépasser cette angoisse. Ceci dit, quand j’ai compris que le silence ne comportait pas de secrets, je n’ai pas voulu pousser les choses, les questions, au-delà des limites. Je me suis dit qu’il était suffisant de capter l’essence des choses.

Cela a-t-il aussi changé quelque chose à votre rapport à votre père ?

Non pas au rapport directement, mais j’ai découvert beaucoup de choses sur lui que je ne savais pas, par exemple qu’il n’est devenu français qu’à l’âge de 28 ans ! C’est un peu comme avec mon grand-père, cette recherche m’a permis de le voir autrement, de rencontrer une autre dimension de cet homme, celle d’un jeune qui débarque en France à 20 ans pour travailler…

Une des bases de vos archives sont les vidéos filmées par votre père quand vous étiez enfant…

Oui, j’ai l’impression que mon père, en filmant ces vidéos familiales, avait essayé de garder inconsciemment des traces de ce qu’on ne lui racontait pas. Cela rejoint parfaitement mon travail qui ne consiste pas à seulement capturer la mémoire, mais à la transmettre.

En regardant votre film, on sent cette douleur de l’exil qui se transforme en héritage transgénérationnel. Il y a des chaînes indirectes de connexions qui semblent se faire à travers votre film. Cette fin par exemple, sur les images du village d’origine, du coup c’est votre père qui vous interroge, comme une boucle qui se boucle. Est-ce que par ce film vous brisez ce fardeau et renouez les morceaux ?

Il y a comme un soulagement, ou un apaisement, je ne sais pas trop comment le définir, on ne parle pas plus aujourd’hui dans la famille, on ne se raconte pas plus nos histoires, on ne se réunit pas pour nous raconter des anecdotes, mais j’ai l’impression que de mon côté comme celui de mon père, il y a des mystères qui sont un peu résolus. Même si on n’a pas les réponses à toutes les questions, on comprend mieux d’où le silence vient. Il y a comme un pont qui s’est reconstruit. Pour ma grand-mère, c’est autre chose car elle ne cherchait pas de réponses, c’est plus une reconnaissance de son parcours. Le fait que le film existe, elle dit toujours : ma mémoire sera vivante. Et à son âge, 85 ans, d’accompagner le film, vivre ça, elle est aux anges. Tout à coup, la mémoire de cette expérience de vie un peu tragique se transforme en quelque chose de positif.

Et pour votre grand-père ?

Je ne pense pas que mon grand-père voulait transmettre quelque chose. La seule fois où il a vraiment réagit pendant le processus du film, c’est lorsque je lui ai montré les images que j’avais tourné en Algérie, dans son village. À ce moment-là, j’ai eu l’impression de lui transmettre quelque chose.

Leur Algérie de Lina Soualem
Image courtoisie ALFILM

Vous faites une sorte de pèlerinage avec vos grands-parents: avec votre grand-père dans son passé d’ouvrier et avec votre grand-mère dans son foyer ; c’est d’un côté la fin d’un monde, c’est aussi une histoire française qui va au-delà de son rapport avec ses immigrés mais qui raconte, un peu comme pour le Nord de la France, la désindustrialisation d’un pays, un monde ouvrier qui disparaît…

Il y a des gens qui sont très touchés par ce film, car le déracinement, comme vous dites, cela peut être de la campagne à la ville, des histoires de dépossession ou d’exploitation de la classe ouvrière, cela touche énormément de personnes. Évidemment, là il y a en plus la dimension d’ex-colonisé.es, de double dépossession, de son identité et de son histoire, en plus du fait que l’histoire de mon grand-père ouvrier n’existe pas dans l’histoire ouvrière française. Quand on a montré le film à Thiers, il y a eu une très belle réaction des couteliers français, soit des patrons soit des maîtres-couteliers artisans, qui ont dit « on a travaillé avec les Algériens toute notre vie, mais on les a oubliés! ». C’était très fort d’avoir cette reconnaissance de leur part, enfin ce n’était plus seulement nous qui ressentions cette invisibilité, elle est réelle! Je l’avais aussi constatée quand j’ai filmé au musée de la coutellerie où j’ai emmené mon grand-père: au départ je voulais filmer le musée seule, en pensant trouver des traces des Algériens qui ont travaillé dans le secteur, ils constituaient entre 60 et 70% de la main-d’œuvre, il n’y avait pas une photo, un ligne, rien sur eux. C’est pourquoi je l’ai filmé dans le musée, afin de lui rendre son histoire dans ce lieu de mémoire, de le refaire exister.

Vous avez, en quelque sorte, filmé le silence et l’invisible…

Oui (rires). Finalement, ce processus m’a permis de prendre ma place dans la société et ne pas attendre qu’on me la donne. Lorsque l’on montre notre histoire invisible, cela va à l’encontre des préjugés et de la stigmatisation envers les populations d’origine arabe. Cette histoire, beaucoup de personnes attendaient de la voir. Cependant, j’ai eu beaucoup de difficultés à financer ce film, car personne en France ne pensait que ce film pourrait sortir en salles. Et pourtant, à sa sortie en octobre 2021, on a fait énormément de projections dans toute la France où d’ailleurs ma grand-mère était présente.

Vous avez montré le film en Algérie ?

Oui ! Il est sorti en Algérie en décembre. On y est allé.es avec mon père et ma grand-mère ; on a fait Alger tous les trois, et après je suis allée présenter le film dans le pays. C’était bouleversant. Les gens étaient très émus et beaucoup s’y sont reconnus. Dans la plupart des familles, il y a des membres qui sont partis, sont revenus, ou pas. Il y a aussi un silence qui va au-delà de l’exil avec toutes les expériences politiques contemporaines, et c’était très émouvant car là aussi, c’était comme si un pont se reconstruisait. Parfois des gens disaient, ce n’est pas leur Algérie, c’est notre Algérie et votre Algérie aussi. Il y avait quelque chose de très beau dans tout cela.

Maintenant que vous avez exploré le côté paternel de vos origines, allez-vous faire de même avec celle de votre mère palestinienne Hiam Abbass ?

Oui, mon prochain projet est sur les femmes de ma famille palestinienne à travers le parcours de ma mère, de ses sœurs, de ma grand-mère, arrière-grand-mère…. Je travaille avec la même monteuse qui m’aide beaucoup. J’opère sur le même mode que pour Leur Algérie, je tourne sur plusieurs années, en utilisant également beaucoup les archives.

De Lina Soualem ; France, Algérie, Suisse, Qatar ; 2020 ; 72 minutes.

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