L’immensità, le quatrième film d’Emanuele Crialese, relate l’histoire très personnelle d’une jeune fille qui se sent comme un garçon dans les années septante à Rome
Présenté en compétition à la 79ème Mostra de Venise, L’immensità, d’Emanuele Crialese, est un film très personnel, selon les dires du cinéaste. Il entraîne le public dans la Rome des années septante au cœur d’une vague de changements sociaux et culturels, suivant le quotidien d’une famille bourgeoise.
Clara (Penélope Cruz) et Felice Borghetti (Vincenzo Amato) ne s’aiment plus mais sont incapables de se quitter. Clara est espagnole et avait rencontré Felice alors qu’il vivait en Espagne. Comme elle était tombée enceinte, le couple s’était marié et Clara avait suivi Felice en Italie. Dorénavant éloigné de sa famille, les disputes sont quotidiennes et Clara subit la violence de Felice, allant jusqu’à imposer, au nom du devoir conjugal, des rapports non consentis à sa femme, qui, résignée et docile, s’exécute. Désemparée, Clara trouve refuge dans la relation complice qu’elle entretient avec ses trois enfants, en particulier avec l’aînée, Adriana (Luana Giuliani, la révélation du film !), née dans un corps qui ne lui correspond pas. Tout le monde surnomme affectueusement l’aînée de la fratrie Adri mais Adri exige que l’on l’appelle Andrea. Faisant fi des jugements, Clara va donner beaucoup d’amour et de tendresse à ses enfants, mais aussi leur insuffler de la fantaisie et de la passion en leur transmettant le goût de la liberté, au détriment de l’équilibre familiale. Emprisonnée dans sa condition de femme au foyer, tributaire de son mari qui ramène le salaire, Clara s’octroie quelques bouffées d’oxygène dans son univers étriqué, tentant de se libérer du joug marital et de s’émanciper en emmenant ses enfants au cinéma au volant de sa Topolino.
À la Mostra de Venise 2022, Emanuele Crialese a évoqué ces moments d’enfance et d’adolescence en racontant son histoire la plus personnelle et en relatant le mythe fondateur de sa transformation en auteur et conteur. Quand Adriana, son alter ego à l’écran, fait face à son premier amour, et s’affiche comme Andrea et non Adriana, son obstination à vouloir convaincre tout le monde qu’elle est un homme est bafouée par son père et soutenue par sa mère, poussant imperceptiblement l’équilibre familial, déjà fragile, jusqu’au point de rupture.
« Cela a toujours été « mon prochain film », mais à chaque fois, il cédait sa place à une autre histoire, comme si je n’avais pas encore la maturité nécessaire pour me sentir prêt. C’est mon film le plus personnel, un voyage dans la mémoire à travers des souvenirs, tantôt précis, tantôt vagues, et des impressions d’un temps passé, revisités et retravaillés à travers le prisme de l’expérience que j’ai acquise aujourd’hui. »
La famille fragmentée, voire dysfonctionnelle, est une thématique souvent présente dans la filmographie d’Emmanuelle Crialese, un sujet qui l’inspire à travers la fine observation de ces noyaux familiaux déséquilibrés où « les enfants ne trouvent pas la sécurité, où manque l’amour conjugal, la complicité et la maturité des figures de référence. »
Adriana, du haut de ses douze ans, se questionne et se sent différente. Adri a l’impression de venir d’une autre galaxie et le répète inlassablement à sa petite sœur et à son petit frère qui écoutent avec passion ces histoires d’extraterrestres qui vont venir les secourir. Face à ses parents qui restent unis par le conditionnement social, Adri prend soin non seulement de sa mère mais aussi de sa sœur et de son frère. Dans une scène très touchante, on observe Adri et sa mère sous une longue table lors d’un dîner de Noël, avec tous leurs proches en train de festoyer, ne notant même pas leur absence. Cette scène souligne parfaitement comment la famille n’est plus le refuge qu’elle devrait être, à tel point qu’Adri et sa mère créent leur propre cocon de substitution, doté d’un univers musical dans lequel chanter et danser comme Raffaella Carrà ou Adriano Celentano deviennent une planche de salut, une échappatoire exaltante, vivifiante et salutaire. Mais quand Adri voit sa mère maquillée et avec un chignon tiré à quatre épingles, l’adolescente sait que ce grimage signifie que sa mère a pleuré.
À travers la relation d’Adri qui prend constamment la défense de sa mère face à ce père violent qui l’insulte, la dénigre, la rabaisse et la violente physiquement, Emmanuele Crialese distille une ambiance tendue, délétère, asphyxiante et oppressante. Entre la joie et la complicité que Clara partage intensément avec ses enfants et les cris et les coups du père de famille, le cinéaste entraîne les spectatrices et spectateurs dans des montagnes russes émotionnelles et les implique intrinsèquement au cœur de cette famille de la bourgeoise romaine. Le public a tôt fait de prendre parti pour cette femme à l’immense beauté qui est constamment bafouée et dénigrée. Pour transmettre à son public ces tensions suffocantes, le cinéaste élabore des variations constantes d’humeurs et d’atmosphère, de révoltes, de peurs des plus jeunes enfants et de rébellion de la part d’Adri. Une scène poignante secoue les spectateurs, mais surtout les spectatrices, alors que le mari viole sa femme, Adri, cachée sous le lit conjugal, exhorte son père de cesser ses agissements en lui criant : « Elle te dit qu’elle ne veut pas ! Laisse-la tranquille ! »
Emmanuelle Crialese réussit à recréer ce modèle familial induit par l’hégémonie patriarcal séculaire et par des conventions obsolètes. Dans cette configuration archétypale de la femme étouffée par un mari rétrograde, la quête d’identité d’Adri est d’autant plus difficile et parsemée d’embûches, à commencer par l’incompréhension, mais surtout la répréhension ses proches, tantes et grands-parents.
Parmi les adultes qui ont su conserver leur âme d’enfants et qui en sont si proches, Penélope Cruz apparaît comme une véritable icône de la femme maternelle, en osmose avec ses enfants qu’elle protège, aime inconditionnellement, catalyseur bien malgré elle des névroses et de l’oppression de son mari. Comme à de nombreuses reprises chez Pedro Almodóvar, Penélope Cruz irradie tout au long du film, illuminant par sa beauté magnétique chaque scène, y compris les scènes de violence. Emmanuele Crialese sublime l’enfance avec ce conte tantôt noir, tantôt léger, construisant l’appartement comme une tour de château, une roselière sous la maison comme le bois dangereux à ne pas franchir, recréant un labyrinthe mythologique, un univers parfois sombre mais souvent onirique qui permettra à Adriana/Andrea de cheminer vers la liberté d’exprimer sa nature et d’affronter avec force et pugnacité le monde qui la juge et la réprime.
À la Mostra, Emmanuele Crialese a, pour la première fois, parlé de sa transidentité en soulignant que pour obtenir de figurer comme homme sur ses documents d’identité, il avait dû être opéré, « en enlevant un bout de moi-même » pour répondre aux exigences de la loi en application en Italie. Le cinéaste a exprimé son souhait que celle loi soit modifiée et évolue pour être pleinement en accord avec la société actuelle. Long métrage fort, poignant, admirablement filmé et interprété, L’immensità est à découvrit sur les écrans romands à partir de cette semaine.
Firouz E. Pillet
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