Locarno 2019 : la Semaine de la critique propose une immersion sur plusieurs années dans l’univers des « Adolescentes », un film de Sébastien Lifshitz
Emma et Anaïs sont les meilleures amies et pourtant tout dans leur vie semble les séparer, leur milieu social mais aussi leur personnalité. De treize à dix-huit ans, Adolescentes, de Sébastien Lifshitz, suit les deux jeunes filles durant ces années où des transformations radicales et des premières fois rythment leur vie quotidienne. A travers leurs histoires personnelles, le film offre un portrait unique de la France et de son histoire récente.
Les spectateurs romands se souviennent des documentaires de Nasser et Béatrice Bakhti, Romans d’ados (2011) et sept ans plus tard, Romans d’adultes (2017), qui suivaient l’évolution de plusieurs jeunes dans les années difficiles et incertaines de l’adolescence. Avec Adolescentes, Sébastien Lifshitz suit une démarche très similaire mais se focalise sur deux protagonistes, Emma et Anaïs , entourées de leurs potes, filles et garçons.
Après des études en histoire de l’art, Sébastien Lifshitz a commencé à travailler dans le monde de l’art contemporain en 1990. En 1994, il se tourne vers le cinéma et en 2000, il réalise son premier long métrage, Come Undone, salué par la critique et sorti sur la scène internationale. Son long métrage documentaire, The Crossing (2001), a été sélectionné pour la Quinzaine des Réalisateurs et Wild Side (2004) pour la Berlinale. Il a présenté Les Invisibles (2012) dans la sélection officielle de Cannes.
Sébastien Lifshitz précise à propos d’Adolescentes
Après l’aventure des Invisibles, j’ai ressenti le besoin de faire quelque chose de différent ; un film non plus choral mais concentré sur une seule et même personne et qui m’engagerait sur plusieurs années. Filmer le passage du temps et les transformations qu’il entraine sur la vie d’un individu. Comme pour beaucoup de cinéastes, l’adolescence est une période de la vie qui m’a toujours fasciné. Il suffit de voir Presque Rien ou Les Corps Ouverts où j’ai concentré mon regard sur deux garçons fragiles, pris entre l’enfance et le monde adulte. L’adolescence, c’est l’âge de la mutation; on assiste en quelque sorte à la mue d’un être, à la sortie de sa chrysalide. Être le témoin de cela sur plusieurs années m’excitait beaucoup. Et puis, j’espérais aussi, en filmant sur une aussi longue période, que j’allais être le témoin des chocs et des transformations de la société française qui marqueraient cette nouvelle génération.
Le défi du cinéaste pour ce projet était de trouver un lieu, une ville peu montrée par la télévision contrairement aux banlieues parisiennes :
Il fallait trouver la ville idéale. Je désirais ne pas aller en banlieue, territoire trop filmé par la télévision pour incarner l’adolescence. Je cherchais plutôt une ville moyenne, pas trop marquée socialement, une sorte de lieu neutre. Mon choix s’est porté rapidement sur Brive-la-Gaillarde, ville de 50 000 habitants dans le Sud-Ouest de la France drainant des enfants de toute la région alentour, une ville d’ados en quelque sorte grâce à son infrastructure écolière.
Persuadé qu’il voulait des protagonistes masculins, le cinéaste s’est laissé convaincre par les arguments de plusieurs proviseurs d’établissements secondaires qu’il lui ont fait remarquer qu’un garçon d’aujourd’hui reste sensiblement le même que celui d’il y a 20 ans, à la différence des filles qui ont gagné en autonomie et en affirmation.
Sébastien Lifshitz a donc choisi Emma et Anaïs pour servi de fil conducteur à son immersion en terre d’adolescents.
Emma, grande, élancé, douée en chant et en dessin, rêve d’écrire des mangas, au grade désespoir de sa mère, qui travaille comme inspectrice aux impôts. Son père est souvent absent pour raisons professionnelles. Elle vit la majeure partie du temps avec sa mère qui a des attentes bien précises pour l’avenir de sa famille et ne la laisse guère exprimer ses désirs et ses envies, ce qu’Emma lui fait remarquer.
Anaïs vit dans un milieu très modeste, avec des parents ouvriers, une mère en obésité morbide qui a tout tenté – anneau gastrique, régimes, etc. – avant de tenter une opération de by-pass gastrique. Du coup, la mère, démissionnaire et dépassée, se décharge sur Anaïs pour garder ses deux frères, Benjamin, handicapé, et Timéo, deux ans, avec lesquels une complicité s’est installée. Des charges lourdes, trop lourdes pèsent sur les épaules de la jeune fille. Un jour, leur pavillon brûle et ils doivent déménager dans un appartement. La jeune fille demande a son assistante sociale à aller vivre dans un appartement et à obtenir un contrat-jeune.
On découvre les jeunes filles en 4e, au collège, ce qui équivaut à la dernière année du cycle d’orientation en Suisse. Puis on les suit au lycée, l’équivalent du collège. Les enseignants ont bien du mérite face à une classe d’élèves indisciplinés, qui discutent entre eux pendant ls cours, leur répondent de manière effrontée. d’ailleurs, quand leurs notes sont passées en revue et commentées, les épreuves du baccalauréat ne semble pas gagné.
Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la caméra de Sébastien Lifshitz ne semble pas incommoder les jeunes filles, même dans des situations intimes. Les filles semblent s’être très vite habituées à la caméra. Le cinéaste de souligner
On s’est décoincé nous-mêmes et avons commencé à bouger pendant les différentes situations que nous filmions. Nous cherchions à être au plus près d’elles. Les focales se sont alors allongées et cette proximité de la caméra ne les a pas gênées.
C’est effectivement le sentiment qui émane des scènes quand on suit Anaïs et Emma qui parlent de leurs attirances pour les garçons, les jaugent, évaluent leur physique quand ils sautent du plongeoir à la piscine, quand elles envisagent leur premières fois, quand elles se lancent des défis en soirée d’embrasser le garçon qui leur plaît le plus.
La caméra de Sébastien Lifshitz suit les jeunes filles sur plusieurs années durant lesquelles on les voit évoluer, se questionner, douter, puis se décider …. Mais le monde autour d’elle évolue aussi et traverse des tragédies comme le rappelle le film en insérant des scènes filmées par des portables des attentats de Paris, une année éprouvante pour les Parisiens mais aussi pour ces adolescentes de Brive qui regardaient l’avalanche de reportages et le flot d’images à ce sujet.
Le réalisateur de préciser :
Nous étions tous traumatisés; toute l’équipe du film vivait à Paris. Mais à Brive, l’émotion était tout aussi forte. Les ados étaient comme sidérés, ne comprenant pas comment des kamikazes aussi jeunes pouvaient commettre de tels actes. La télévision a beaucoup commenté ces évènements mais sans vraiment donner la parole aux adolescents. Avec le tournage en cours, c’était l’occasion unique d’écouter leurs témoignages, d’incarner leurs peurs et leurs questions. Les attentats marqueront leur génération. Ils seront les enfants du 7 janvier et du 13 novembre, du massacre du 14 juillet à Nice, mais aussi ceux de Macron et des gilets jaunes. J’ai essayé de montrer ce qu’ils comprenaient du monde en général, comme de la politique.
Comme lui reproche le père d’Emma, cette jeunesse ne semble pas s’intéresser à la politique, contrairement à la sienne qui discutait et débattait. Leur quotidien semble éloigné de ces préoccupations, plus axé sur les amours, les garçons, les notes à remonter et les conflits avec les parents qui ne comprennent rien à rien.
Durant ces années qui ne durent qu’une heure et demie à l’écran, on observe Emma et Abaïs dans diverses situations – en classe, à la piscine, en disco, en soirée, avec leurs potes, en famille – et on les voit évoluer, confronté à des décisions à prendre dans un cheminement inéluctable vers l’âge adulte.
La séquence finale nous fait esquisser un sourire alors qu’Anaïs fait remarquer à Emma, toutes deux tout juste âgées de dix-huit, qu’une ado de quatorze ans qui passe devant elle à la piscine semble être dévergondée et « avoir couché avec la moitié des gars », d’après Anaïs qui surenchère : « Les temps ont changé. A notre époque, on n’avait pas de téléphone. On allait frapper à la porte des amies et on avait peur de tomber sur les parents. On n’allait pas sur l’ordinateur. Moi, à l’âge de cette ado, je jouait encore aux Polly Pockets et aux Barbies. »
Ai-je raté un bout du documentaire ? Me suis-je assoupie durant la projection ? Il ne me semble pourtant pas avoir manqué une fraction de seconde du film. L’adolescence que décrit Anaïs semble plutôt être la mienne que la sienne : comme quoi, tout est subjectif.
Le film offre un regard intéressant sur l’adolescence de l’Hexagone mais les références du système scolaire étant françaises, la sous-signée se permet de douter de l’interêt que porteront les spectateurs suisses à ce film, d’autant qu’ils ont déjà pu observer les adolescents en devenir et en passe d’être adultes dans les documentaires de Nasser et Béatrice Bakhti.
Firouz E. Pillet, Locarno
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