Locarno 2023 – Piazza Grande : Čuvari formule (Guardians of the Formula) plonge dans la Guerre froide pour y rechercher un peu d’humanité. Rencontre avec son réalisateur Dragan Bjelogrlić
Dragan Bjelogrlić, un des acteurs serbes les plus renommés, est aussi producteur et réalisateur avec trois films et une série en deux saisons – Black Sun, visible sur une plateforme internationale – au compteur. Son quatrième film, très ambitieux, qui a fait sa Première dans la section Piazza Grande, est basé sur un roman, Vinča Case (Les Gardiens de la formule)de Goran Milašinovićm, lui-même basé sur de réels événements. Le défi d’une telle histoire est de fictionnaliser une histoire elle-même fictionnalisée ! Dragan Bjelogrlić se l’est appropriée par la fin, en déroulant, avec ses coscénaristes Vuk Ršumović et Ognjen Sviličić, le récit de telle manière que l’angle qui l’intéressait – ramener un peu d’humanité dans ce monde de brutes – se combine avec les faits réels.
Il ne faut pas se fier à l’entrée en matière de Guardians of the Formula, Dragan Bjelogrlić empruntant les codes et l’esthétique du film de genre, un peu d’espionnage, de film noir, de thriller, de reconstitution historique de Guerre froide, le noyau matrice du film se cristallise sur deux personnages qui ont existé, un professeur en physique nucléaire yougoslave, Dragoslav Popović, et un professeur en médecine français, Georges Mathé. Leur rencontre, teintée de méfiance idéologique et politique, va provoquer une réaction en chaîne vertueuse – ce que l’on appelle communément « avoir un mal pour un bien ».
Nous sommes en octobre 1958, au paroxysme de la Guerre froide. Un groupe de jeunes scientifiques yougoslaves sont irradiés par une dose mortelle d’uranium. Ils sont envoyés à Paris pour y être soignés par le professeur Mathé qui fait des recherches sur la guérison de maladies incurables. Réticent au départ, Mathé, persuadé que ces scientifiques étaient sur un projet d’arme nucléaire, il finit par aller au bout de sa recherche en utilisant ces hommes et cette femme condamné∙es pour effectuer la toute première greffe de moelle osseuse sur des humains. La question morale qui se pose : les patients sont en phase terminale, il est donc possible de leur demander d’essayer ce traitement de la dernière chance, mais quid des donneurs et de la donneuse ? Ces gens sont en bonne santé, et on leur demande de surcroît de risquer leur vie pour de parfaits inconnu∙es !
C’est sur cet aspect que Dragan Bjelogrlić insiste dans son film, cet incroyable élan de solidarité, d’empathie pour de parfaits inconnus.
Rencontre avec un artiste qui s’accroche à l’idée que seule l’empathie peut sauver l’humanité.
Cette histoire est méconnue en Occident, est-elle connue en Serbie ?
C’est une chose très intéressante, en Serbie les gens connaissent ces événements mais ne connaissant pas la réalité entière de l’histoire. Il y a une sorte de mystère qui l’entoure, car cela s’est passé au plus fort de la Guerre froide. À cette époque, il n’y avait que cinq instituts nucléaires dans le monde. Le fait qu’ils aient passé le Rideau de fer pour venir en à l’Ouest se faire soigner, que des docteurs aient essayé de les aider, je crois – mais je n’ai pas de preuves – qu’il y a eu une sorte d’arrangement entre deux services secrets qui ont fait que les informations soient sorties au compte-goutte, de manière superficielle. Je me souviens de cet événement, je savais qu’il s’était passé quelque chose au centre de Vinca, mais on ne savait pas exactement quoi. Nous n’avons également pas eu connaissance des événements à Paris, cette énorme solidarité montrée par là-bas. Les Français.es ne connaissent pas cet épisode non plus, ils ne savent pas que c’est à cette occasion qu’il y a eu les premières transplantations de moelle osseuse. Je pense que c’est à cause des circonstances qui entourent ces premières transplantations que le Professeur Mathé n’a pas reçu le Prix Nobel pour cette découverte.
C’est ce qui m’a inspiré, cette aventure humaine qui ressemble à un conte de fée, combiné au fait que cela est resté confidentiel. Même de nos jours, en Serbie, on ne trouve pas de publications sur le projet secret d’armes nucléaires. Il y a quelques éléments dans des entretiens que des membres du centre ont pu donner après la Chute du mur, mais les documents n’ont toujours pas été déclassifiés.
Ce qui est aussi étrange c’est qu’ils ne sont pas allés en Russie se faire soigner, mais en France…
Je ne pouvais pas l’expliquer dans le film, le Professeur qui a construit le centre de Vinca a refusé de travailler sur le projet d’armes nucléaires. Il a été mis de côté et ils l’ont remplacé. Mais c’était un très bon ami du professeur Jammet qui était le directeur de l’hôpital français, c’est lui qui a organisé le transfert. C’était un hôpital expérimental qui accueillait des patients en stade terminal de maladies pour lesquelles il n’existait pas de traitement. Le professeur Mathé y faisait des recherches sur la guérison des radiations et c’est ainsi que les choses se sont enclenchées. Mathé a décidé de faire les transplantations sur les patient∙es car il n’y avait plus rien à perdre. Mais la question des donneurs et donneuses est d’un autre calibre moral.
De nos jours on ne peut pas imaginer qu’une telle chose puisse se passer ainsi, rien que sur le plan légal. Vous ne pouvez pas signer que vous allez risquer votre vie pour sauver de parfait∙es inconnu∙es au péril de votre vie. Un de mes amis m’a dit, « si je ne savais pas que ce sont de vrais événements, je penserais que ce que tu montres est un conte de fée! »
À quel point l’histoire est fictionnalisée ?
Tous les faits et les noms des personnages sont dans le film, mais l’intrigue est de la fiction, les relations entre les personnages et tout ce que entoure les faits. Tous mes films, comme la série que j’ai réalisée, sont une combinaison de faits et de fiction.
Vous créez des ambiances différentes dans votre film, il y a du film noir, du film d’espionnage, du film d’histoire, et en même temps quelque chose de très clinique qui finit sur un film humaniste. Quels sont les enjeux d’un tel projet en termes de décor, de découpage, de montage et aussi de flashbacks?
C’était très difficile, particulièrement à l’écriture et au montage. Le tournage a été un plaisir, mais combiner tous ces niveaux narratifs, mixer tous ces genres, pouvoir délivrer un message puissant sans être pathétique ou sentimental, cela a été un énorme défi. La monteuse du film, Milena Predić, m’a beaucoup aidé à faire les connexions entre ces différents niveaux et mener toutes ces routes secondaires vers la route principale du film. Ce film est le plus compliqué que j’ai fait.
Il y a aussi un travail de caméra assez conventionnel qui contribue à la cohérence visuelle du récit. Comment l’avez-vous conçu avec le directeur de la photographie?
On a décidé d’utiliser un objectif anamorphique ((comprimant l’image horizontalement, N.D.A.) qui permettait de créer une atmosphère qui rappelle la fin des années 50, retrouver une lumière des films de l’époque. C’était l’idée de base. La seconde idée était de ne pas être trop agressif avec les mouvements de caméra.
L’espace sonore créé est très sensoriel également…
Le son de l’hôpital vide, des réacteurs, on a essayé de trouvé des effets sonores qui nous aident à ressentir ce qu’il se passe. Généralement, j’aime faire des films qui touchent les gens, mais je ne veux pas qu’ils écoutent un message, je veux qu’ils l’éprouvent. C’était le plus grand défi et le son aide à cette compréhension sensitive.
Les deux personnages principaux, qui se soucient de ce qu’ils appellent professeur, ont un lien qu’il faut chercher au plus profond de leur personnalité et qui est d’autant plus fort. On le ressent à travers l’alchimie des deux acteurs principaux qui transportent cette alchimie: comment les avez-vous choisis?
Le fait que ces deux personnages principaux soient deux scientifiques alter ego est un thème central dans le film. Quand j’ai vu Alexis Manetti dans Les Misérables (Ladj Ly, 2019), j’ai appris qu’il avait des origines serbes par sa mère, qu’il connaissait mon langage, cela a été ma première décision – le prendre pour le rôle du professeur Mathé. Le fait qu’il connaisse ma langue était déterminant, on pouvait se parler directement et se comprendre, discuter du scénario ensemble. De son côté, Radivoje Bukvić qui joue le professeur Popović parle très bien français. C’était pour moi intéressant que les deux puissent communiquer, parler ensemble avant le tournage. J’ai fait de nombreux essais des deux séparément, puis les ai mis ensemble pour voir si cela fonctionnait, quelle sorte d’alchimie il y avait entre eux, et effectivement, elle était très forte.
Cet aspect est important, car ce sont des alter ego : Mathé fait des recherches pour guérir les gens en phase terminale, il veut rendre le monde meilleur, le professeur Popović fait des recherches sur les armes nucléaires, ce qui est une potentielle destruction du monde. Mais comme le professeur Mathé le dit: si Popović n’avait pas fait ses essais ratés en Yougoslavie, peut-être qu’il n’aurait pas trouvé ce moyen de guérison. C’est la réaction en chaîne de la vie.
Les personnages de votre film sont confrontés à des dilemmes moraux, mais c’est comme si l’histoire penchait vers le bien avec cette découverte de la greffe de moelle osseuse. Ce n’est pas nouveau que la frontière entre le bien et le mal soit très mince, comment avez-vous abordé cet aspect ?
J’ai décidé de faire des films quand j’approchais la cinquantaine. À cette époque, j’ai commencé à perdre la foi en l’humanité. J’ai pris la décision de rechercher, en passant à la réalisation, ce qui est bon dans l’être humain. J’ai décidé de croire que le bien existait et que j’allais le montrer dans mes films, quelle que soit la réalité brutale dans laquelle on vit. Dans ce film, j’ai exploré comment la formule de la mort peut devenir la formule de la vie.
de Dragan Bjelogrlić; avec Alexis Manenti, Radivoje Raša Bukvić, Lionel Abelanski, Ognjen Mićović, Anne Serra, Jérémie Laheurte; Serbie, Slovenie, Montenegro, Macédoine du Nord; 2023; 120 minutes.
Malik Berkati, Locarno
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