Los silencios de Beatriz Seigner dénonce les exactions et guerres civiles en Amérique du sud
Amparo (Marleyda Soto) et ses deux jeunes enfants, Nuria (Maria Paula Tabares Pena), douze ans, Fabio (Adolfo Savinvino), neuf ans, fuient les conflits armés en Colombie. À la triple frontière entre la Colombie, le Pérou et le Brésil, le trio cherche refuge sur une petite île avec des maisons sur pilotis sur le fleuve Amazone, une zone qui semble flotter dans les limbes et où les habitants cohabitent avec les morts. Amparo doit affronter bien des obstacles administratifs, tant que le corps de son mari (Enrique Diaz) et de sa fille aînée, Maria, ont pas été retrouvés, pour pouvoir survivre. En effet, Amparo et ses enfants ont fui le conflit armé colombien, dans lequel leur père et ont Maria disparu. Un jour, celui-ci réapparait mystérieusement dans leur nouvelle maison.
Beatriz Seigner, connue comme actrice brésilienne et scénariste et réalisatrice du film Bollywood Dream (2009), et du documentaire en post-production Between Us, A Secret, filmé avec les griots (conteurs) d’Afrique, signe ce film qui mêle onirisme et réalité politico-sociale et met au premier plan ces amérindiens de Colombie.
Los silencios (Les silences) est la première coproduction entre le Brésil et l’Inde, sélectionnée dans une vingtaine de festivals internationaux – Busan, Tokyo, Paris, Los Angeles, São Paulo, Cannes, entre autres. Comme scénariste, elle est auteure du scénario du film de Walter Salles, La contadora de películas d’après la nouvelle éponyme de l’auteur chilien Hernán Rivera.
Le drame, qui présente une dimension sociologique et anthropologique très marquée, vise non seulement à dénoncer les guerres civiles qui se déroulent aux frontières entre les pays d’Amérique du Sud, ignorées par les gouvernements locaux, mais également à donner la parole aux familles des victimes, souvent issues des populations indigènes, autochtones et souvent dans une situation de précarité financière. Los silencios se revendique d’un cinéma engagé qui unit poésie et conscience politique, faisant de l’art un vecteur d’amélioration sociale et de dénonciation des exactions.
Pour illustrer les affrontements, le film de Beatriz Seigner plonge les spectateurs en immersion, en « observation participante » selon les termes de Pierre Bourdieu, au sein d’une famille directement touchée par ces conflits larvés et ces actes de violence. Amparo (Marleyda Soto), colombienne, épouse dont le mari brésilien a disparu, se bat aujourd’hui pour subvenir aux besoins de ses deux jeunes enfants rescapés. Le corps du mari n’ayant jamais été retrouvé, elle n’a même pas droit à des dommages et intérêts ni une rente de veuve. Amparo vit alors sur de petits travaux tout en demandant l’aide d’autres résidents dans des conditions similaires. Elle doit même renoncer à l’achat des uniformes, obligatoires pour pouvoir scolariser ses deux enfants, et se résout à n’achat que l’écusson et à coudre elle-même les uniformes pour Nuria et Fabio.
À travers les errances de ce personnage, le film dépeint un microcosme communautaire occulté, voire ignoré. Los silencios mentionnés par le titre sont à la fois ceux des habitants, impuissants devant les agressions, celui des responsables et des officiels, des disparus dont les corps ne sont pas retrouvés, et aussi de ceux qui profitent de la situation, à l’instar des avocats gourmands.
L’un des aspects les plus réussis du film est la richesse de son paysage sonore et visuel. L’équipe du son, de l’enregistrement à l’édition et au mixage, compose un univers riche en bruits de la nature (la faune amazonienne), peuplée de discours lointains, de conversations de groupes rassemblés. L’immersion des spectateurs est facilité par cette abondance de nombreux stimuli. Visuellement, la photographie capture la boue des rues, l’eau qui envahit les cabanes et immerge même les personnages dans l’obscurité totale. Une scène de réunion entre toutes les sections locales dans le dernier tiers livre avec efficacité une sensation anxiogènee et étouffante à l’image de l’atmosphère pesante, lourde et humide de cette région pour évoquer une charge émotionnelle que traversent Amparo et ses enfants. Une touche originale et esthétiquement judicieuse amène éa réalisatrice à faire apparaître les morts et disparus aux côtés des vivants mais aux visages marqués par des traits et des dessins aux couleurs fluorescentes qui permettent de les distinguer et de leur donner par ce truchement une dimension mystique et surnaturelle. L’aspect le plus politique du projet réside peut-être dans une esthétique réaliste, attentive à chaque détail sans faire appel ni au misérabilisme ni à l’apitoiement.
Pour le spectateur lambda qui méconnaît la triste réalités de ces conflits larvés, il faudra peut-être se documenter avant la projection afin d’apprécier à sa juste valeur le travail de Beatriz Seigner dont le film parle de guerre sanglante sans jamais de quelle guerre on parle. Les habitants qui passent la journée à planter mais on ne sait pas de quelles plantes il s’agit, on parle de la pression exercée par les dirigeants pour acheter ces terres à des fins immobilières mais les spectateurs ne voient personne exercer une telle pression. Peut-être en raison de contraintes budgétaires, les principaux conflits sont traduits en dialogues, mais ne sont pas représentés à l’écran. L’impact serait certainement plus fort si le projet matérialisait ces moments plutôt que de les relater à la troisième personne. La figure fantasmatique du mari, qui contribue à cette fonction, sert de ressource narrative, apparaissant et disparaissant des scènes.
Présenté en première mondiale à Cannes au sein de la Quinzaine des réalisateurs 2018, le film de Beatriz Seigner est à découvrir actuellement dans les salles romandes
Firouz E. Pillet
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