Ma vie et moi, d’après Henri Miller et Portrait de l’artiste en déshabillé de soie, d’après Brigitte Fontaine aux Amis musiquethéâtre de Carouge
Dans le cadre du projet Rêves d’acteur(e)s qui a fait naître six monologues à voir jusqu’au 30 mars 2022, les deux premiers spectacles d’une heure chacun à regarder dans la même soirée se jouent jusqu’au 9 mars.
A priori, les univers de Henry Miller et de Brigitte Fontaine sont très différents. Pourtant, les éléments narratifs choisis par Claude Vuillemin pour interpréter Ma vie et moi et ceux choisis par Nathalie Boulin pour Portrait de l’artiste en déshabillé de soie entrent en résonance, procurent des effets miroirs saisissants, tout en offrant une appréhension du monde singulière.
Les deux artistes se revendiquent comme misanthropes. Si l’on croit bien volontiers Henry Miller (Tropique du Cancer, Tropique du Capricorne, entre nombreux autres) dans cette interprétation du monde, pour Brigitte Fontaine, on ressent cette posture comme un voile de protection face aux pulsions du monde.
« Six milliards de personnes qui crient en chœur : je suis seul. Que faire quand tout le monde appelle au secours ?! »
Miller comme Fontaine ont une approche torturée de la vie, partent du « je » pour parler de nous, les deux cherchent un sens à l’existence, ce quelque chose en plus enfoui sous la masse du quotidien qui la sublimerait.
Nathalie Boulin ne cherche pas à imiter Brigitte Fontaine, ce qui serait vite ridicule, la chanteuse étant tellement singulière, aux attitudes physiques et vocales reconnaissables entre mille. Elle restitue l’esprit de sa représentation publique, laissant transparaître son hypersensibilité, sa quête d’amour et de liberté dans l’absurdité du monde. Le texte, disruptif, parfois cryptographique, s’éclaire à travers les chansons en insert de la narration – avec entre autres Hollywood (1988), Profond (2001), ou l’emblématique – et une des plus connues – Ah que la vie est belle (1997) qui clôt la représentation.
Portrait de l’artiste en déshabillé de soie est plus sensoriel, troublant et touchant que Ma vie et moi à la mise en scène traditionnelle, pénétrant par l’intellect dans un récit plus linéaire, truffé de réflexions sur les diktats de la société, le rôle – au sens propre du terme – de l’individu, la fonction de l’art, la position de l’écrivain dans le monde, son obsession, sa faculté d’être possédé. Claude Vuillemin met en relief le rapport au langage d’un écrivain dans la conception de Miller, la magie des mots qui entraîne à l’action comme à la pensée, le pouvoir de la description à travers l’usage de l’adjectif et de l’adverbe, le jeu de leur juxtaposition qui donne sens mais aussi sensualité. Fascinant !
La quête de liberté est chez Miller, comme chez Brigitte Fontaine, centrale :
« Mieux vaut entreprendre en ratant son but plutôt qu’être un zéro qui réussit ! »
Il fait l’éloge de la servitude volontaire qui libère vs. la servitude involontaire qui broie les aspirations des individus.
Les propositions de Nathalie Boulin et Claude Vuillemin, aussi différentes soient-elles formellement, entrent en dialogue, non seulement entre elles, mais également avec les franges de l’absurdité que nous vivons depuis deux ans de pandémie, monde absurde qui semble vouloir se prolonger depuis quelques jours sur un autre chemin, celui de la guerre…
Ces deux spectacles sont à voir jusqu’au 9 mars 2022.
Les Rêves d’Acteur(e)s se poursuivent sur cette même dialectique, du 11 au 19 mars, avec Anne Duran (Jean-Jacques Rousseau) en miroir avec Didier Carrier (Rapport aux bêtes de Noëlle Revaz), puis du 21 au 30 mars, Juan Crespillo proposera Le Rabaissement d’après Philippe Roth suivi de Chroniques d’outre-scène, proposées par Léa Déchamboux d’après Jeanne Perrin. Entre les deux spectacles, il y a possibilité de manger sur place.
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Malik Berkati
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