j:mag

lifestyle & responsible citizenship

Cinéma / KinoCulture / Kultur

Mersiha Husagic, une artiste aux multiples talents entre cinéma et résilience. Rencontre

À seulement 36 ans, Mersiha Husagic porte déjà une carrière impressionnante. Née à Bijeljina, dans l’est de la Bosnie-Herzégovine, elle a dû quitter son pays natal à l’âge de 3 ans pour grandir à Hambourg. Aujourd’hui installée à Paris depuis trois ans, cette actrice et réalisatrice vient de marquer les esprits avec son premier long métrage, Cherry Juice, récompensé dans plusieurs festivals internationaux. Actuellement à l’affiche en Italie, le film aborde avec sensibilité la situation post-conflit en Bosnie. Rencontre avec une artiste déterminée, entre souvenirs de guerre, cinéma engagé et nouveaux projets.

— Niklas Löffler et Mersiha Husagic – Cherry Juice
© Oliver Nimz

Cherry Juice est votre première réalisation, consacrée à la situation post-conflit dans votre pays natal. Vous en avez écrit le scénario et interprétez l’héroïne, Selma, une revenante désemparée. Le film est aussi votre travail de fin d’études à l’École d’Arts Dramatiques de Hambourg. Originalement bien accueilli, il vous a valu le titre de meilleure actrice au Festival du Cinéma Bosnien de Tribeca (NYC), ainsi que le prix du meilleur dessin animé. Après une sélection officielle au Trieste Film Festival, il est désormais diffusé dans plusieurs salles italiennes. Pouvez-vous nous raconter son parcours artistique et festivalier ?

Tout cela est exact. J’ai terminé l’école d’art dramatique à Hambourg, puis la faculté artistique, car la réalisation a toujours été mon objectif final. Pour financer mes études, j’ai continué à jouer à la télévision, dans de nombreuses séries policières et films importants. Pour mon projet de fin d’études, j’avais initialement prévu un court métrage, le budget alloué aux étudiant·es étant très limité. Mais lorsque mon professeur – qui nous a quitté·es il y a quelques mois – a lu mon scénario, il m’a encouragée à raconter l’histoire dans son intégralité, convaincu de son potentiel. Selon lui, le succès et l’intérêt des professionnel·les et du public étaient assurés. Je ne savais pas comment réaliser un film sans financement, mais j’ai relevé le défi. Je n’avais rien à perdre.

Comment avez-vous surmonté ces difficultés ?

J’ai commencé par écrire la continuité dialoguée, repérer les lieux de tournage et réunir une petite équipe. En décembre 2019, nous étions quatre – le caméraman Oliver Nimz, le directeur du son Christian Grundey, l’acteur Niklas Löffler et moi – à prendre un vol pour Sarajevo. Nous avons tourné dès notre arrivée à l’aéroport de Rajlovac, une ancienne base des forces internationales pendant la guerre des années 1990, connue pour son tunnel, symbole de la résistance des Sarajévien·nes.
Nous avons filmé sans autorisation, mais un habitant, Ado Admir Avdić, nous a aidé·es. Sans lui, le film n’aurait pas existé ! Après dix jours de tournage en Bosnie et neuf autres à Hambourg, j’ai entamé le montage. Trois mois plus tard, une première version était prête, mais j’étais insatisfaite : faute de moyens, je n’avais pas pu illustrer visuellement les souvenirs traumatiques de Selma. J’ai alors lancé une campagne de crowdfunding et opté pour l’animation. Après plusieurs essais, j’ai trouvé un style visuel adapté. Quatre ans plus tard, en juillet 2023, le film était terminé.

Et depuis, les récompenses s’enchaînent…

Effectivement. Après sa première au Sarajevo Film Festival, Cherry Juice a remporté des prix au Snowdance Independent Film Festival 2024, où j’ai été nommée dans la catégorie Meilleure réalisation. Nous avons ensuite gagné le Cercle d’Or du meilleur long métrage au Festival des Femmes Cinéastes d’Izmir, puis les titres de Meilleur film et Meilleur acteur pour Niklas Löffeler aux festivals de Katmandou et Cologne. En Italie, nous avons reçu le prix de la meilleure œuvre filmique et une mention spéciale du jury à l’Edera Film Festival, ainsi que le Prix du Public. Sans oublier le prix de la meilleure scénographie aux Red Movie Awards.

Vous avez commencé à jouer très jeune, dans de nombreuses séries et films allemands. Lesquels ont marqué votre carrière ?

Mon premier rôle important, à 15 ans, était pour ARTE, dans un film historique. J’incarnais le premier amour de Heinrich Heine, mon écrivain préféré à l’époque. Bien que le personnage soit secondaire, cette expérience a été fondatrice. J’étais encore élève dans une école d’acting, mais cela m’a ouvert les portes d’une agence artistique. J’ai ensuite enchaîné les tournages, notamment dans la série Soko, où j’ai joué une inspectrice pendant plusieurs saisons, puis dans Tatort et bien d’autres productions.

Pourtant, vous avez quitté Hambourg pour Paris, où près de 300 nouveaux films sortent chaque semaine. Comment organisez-vous votre vie professionnelle ici, et quels sont vos projets ?

Paris est la ville des arts, et elle m’a toujours attirée. Depuis mon arrivée, je me sens constamment inspirée. C’est ici que j’ai finalisé Cherry Juice, recommencé à dessiner et même pris des cours de guitare et de chant. J’écoute moins la raison, plus mon intuition. Pour l’instant, je mets mon métier d’actrice de côté, même si quelques rôles en Allemagne m’aident financièrement. Je me consacre à mon prochain film, avec une équipe complète et moins de compromis cette fois.

Justement, vous travaillez sur un nouveau scénario. De quoi s’agit-il ?

Le film s’intitule Lac Noir Noir (Black Black Lake). Il raconte l’histoire de deux artistes : Laurence, un sculpteur parisien hanté par son enfance traumatique, et Mira, une ingénieure du son bosnienne marquée par la guerre. Leurs chemins se croisent, et ensemble, ils tentent de guérir leurs blessures à travers une odyssée artistique à travers l’Europe – de la France à la Bosnie, en passant par l’Italie et la Croatie. Le film explore la création comme remède aux tourments intérieurs.
C’est un projet ambitieux, peut-être une coproduction européenne. Mais cette fois, je veux éviter les difficultés financières qui ont marqué mon premier film.

Un mot pour conclure ?

Faire du cinéma est toujours un pari. Mais c’est mon choix. Je ne sais jamais si ma situation sera stable, mais je me sens riche d’une autre manière : par les sujets qui me touchent et l’art que je veux partager.

(La filmographie de Mersiha Husagic est disponible sur Wikipedia et Filmmakers.eu.)

Djenana Djana Mujadzic

© j:mag Tous droits réservés

Djenana Mujadzic

Rédactrice / Reporter (basée/based Paris)

Djenana Mujadzic has 129 posts and counting. See all posts by Djenana Mujadzic

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*