Mother de Teona Strugar Mitevska – Une Mère Teresa de chair et d’ombre
Loin de toute hagiographie consacrée à une future sainte, la réalisatrice macédonienne Teona Strugar Mitevska met en scène, dans Mother, une semaine décisive de la vie de Mère Teresa : celle qui précède son départ du couvent de la congrégation des Sœurs de Lorette pour fonder sa propre communauté, les Missionnaires de la Charité.

Image courtoisie trigon-film
Déjà avec son petit bijou de 2019, Dieu existe, son nom est Petrunya, Teona Strugar Mitevska abordait la question religieuse avec un regard résolument iconoclaste, à travers le parcours d’une jeune femme qui se heurte aux traditions patriarcales de l’Église orthodoxe et des institutions étatiques. Au ton mordant et ironique de Petrunya se substitue ici une atmosphère de drame conventuel, portée par une bande-son punk rock.
Calcutta, août 1948. Teresa (Noomi Rapace, époustouflante dans ce rôle aux multiples strates), Mère supérieure dirigeant d’une main de fer le couvent des Sœurs de Lorette dédié à l’enseignement, attend avec impatience la lettre de Pie XII qui l’autorisera à quitter la congrégation pour fonder un nouvel ordre, en réponse à l’appel divin qu’elle ressent au plus profond d’elle-même. Alors que cette mission, qui l’habite depuis des années, s’apprête enfin à se concrétiser, elle se trouve confrontée à un dilemme mettant à l’épreuve ses ambitions autant que sa foi. Tiraillée entre certitudes et doutes, elle se révèle cruelle et intransigeante envers le personnage fictif de la sœur polonaise (Sylvia Hoeks), qui l’a suivie jusqu’en Inde et qu’elle a désignée pour lui succéder à la tête du couvent.
En effet, Sœur Agnieszka est enceinte. Teresa reçoit cette nouvelle comme un coup de poing, un choc qui bouleverse autant la relation complice qu’elle entretenait avec la jeune femme que le projet auquel elle consacre toute son énergie — projet qui pourrait vaciller si la grossesse venait à s’ébruiter. Fait surprenant, le Père Friedrich (Nikola Ristanovski), son confesseur avec lequel elle maintient un lien quasi fraternel, adopte une position plus ouverte et nuancée concernant l’avortement. Teresa, elle, s’y oppose farouchement — une position ultra-radicale qu’elle gardera toute sa vie.
Teresa est portée par une foi inébranlable : elle se pense investie d’une mission claire et non négociable, et cherche à imposer aux autres la discipline et les règles de piété qu’elle s’applique avec rigueur. Elle réprouve toute tentation qui ne mène pas directement à Dieu. Lorsqu’elle cède furtivement à l’envie de manger un biscuit dans sa chambre, elle l’avale presque malgré elle, dans un mélange de honte et de culpabilité, dans une posture de réprouvée. Pourtant, face à la volonté d’Agnieszka d’avorter, ressortent son ambition et ses désirs égoïstes qu’elle assume être pour le bien commun. Il est beaucoup question d’orgueil, le premier des sept péchés capitaux, et, à cet égard, Teresa n’en paraît guère dépourvue.
Noomi Rapace, présente dans presque tous les plans, incarne ce combat intérieur et les états d’âme qui agitent son personnage à travers un langage corporel et facial d’une intensité remarquable : maîtrise de soi, anxiété, confusion, désespoir, doute existentiel — notamment lors d’une conversation avec le Père Friedrich, qui la qualifie de « Mère de tout le monde », où elle confie son questionnement entre la vocation de mère religieuse et celle de mère tout court —, conviction et joie. La réalisatrice s’efforce également de rendre cette vie intérieure par des procédés de mise en scène de rêves, cauchemars et hallucinations qui s’emparent de la protagoniste. Ces effets, malheureusement, alourdissent la symbolique du propos, tout comme certaines parties de la bande-son, qui inclut des titres tels que Hard Rock Hallelujah de Lordi ou Indies or Paradise d’Anna Calvi.
Cependant, l’anachronisme mis en scène de manière ostentatoire par Mitevska — à travers la musique ou la scène finale, où des smartphones apparaissent dans les rues du bidonville parcouru par Teresa — peut également se lire comme un choix parabolique : certaines questions soulevées par le film restent toujours d’actualité, qu’il s’agisse de la pauvreté, de l’accès aux soins et à l’éducation, ou encore de l’avortement, dont le droit recule en 2025, y compris dans certains pays dits développés.
Mère Teresa, née Anjezë Gonxhe Bojaxhiu à Skopje, en Macédoine, d’origine ethnique albanaise, élevée au rang de sainte par le peuple — l’expression « être (ou ne pas être) une Mère Teresa » étant passée dans le langage courant bien avant que l’Église ne la béatifie en 2003, six ans après sa mort, puis ne la canonise en 2016 — retrouve ici chair et humanité, dans toutes ses contradictions et sa profondeur humaine.
De Teona Strugar Mitevska; avec Noomi Rapace, Sylvia Hoeks, Nikola Ristanovski, Ekin Corapci, Labina Mitevska, Akshay Kapoor; Macédoine du Nord, Suède, Belgique, Danemark, Bosnie-Herzégovine ; 2025; 104 minutes.
Malik Berkati
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