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Perdidos en la noche, d’Amat Escalante, dissèque les démons du Mexique contemporain

Présenté à Cannes Premières en mai 2023, au 27ème Festival de Lima et récemment au Festival Filmar en América latina en novembre dernier, Perdidos en la noche, d’Amat Escalante, livre un palpitant thriller à travers une enquête qui évolue en sourdine alors que les démons du Mexique contemporain éliminent les personnes qui dérangent, entre exploitations des ressources par des multinationales, corruption institutionnalisée, prosélytisme religieux et luttes des classes.

— Juan Daniel García Treviño – Perdidos en la noche
Image courtoisie trigon-film

Paloma (Vicky Araico), enseignante et militante écologiste, proteste contre l’industrie minière locale et défend les emplois locaux menacés par une société minière internationale. Peu de temps après, elle disparaît sans laisser de trace… Emiliano (Juan Daniel García Treviño), vingt ans, qui vit dans la petite ville minière, est le fils de Paloma. Cinq ans après la disparition de sa mère, habité par un profond sentiment de justice, il cherche les responsables. Ne recevant aucune aide ni de la police ni du système judiciaire, mais soutenu par sa fiancée, Jazmin (Mafer Osio), Emiliano poursuit ses recherches qui l’amènent à demander des informations un peu partout. Malgré le silence de plomb auquel il est confronté, Emiliano est bien décidé à faire justice lui-même. Alors qu’il rend visite à un ami accidenté, le voisin de chambre de ce celui-ci, un policier grièvement brûlé, lui écrit un mot avant de passer de vie à trépas. Cette note emmène Emiliano à la résidence d’été de la riche et excentrique famille Aldama. Le clan est dirigé par la séduisante matriarche d’une beauté fatale, Carmen Aldama (Bárbara Mori), une actrice et chanteuse célèbre.

Dès les premières séquences, Escalante promène nonchalamment sa caméra dans cette villa aux murs de béton dénudés et à la décoration épurée, à travers les pièces aérées et gorgées de lumière que prodigue le puissant soleil qui traverse les larges baies vitrées. Par les fenêtres, le regard se perd sur une zone semi-aride où quelques figuiers de barbarie et des arbustes effeuillés semblent être l’unique végétation de la région. Dans un coin, on aperçoit une affiche de Possession d’Andrzej Zulawski puis la caméra d’Escalante s’attarde sur un aquarium où flotte un fœtus en résine que l’on reverra ponctuellement au cours du récit. Les clins d’œil se succèdent et un tirage d’une photo d’Enrique Metinides attire notre attention, représentant la victime d’un accident de la route, écrasée entre deux poteaux, désarticulée.

Dans cette villa opulente à l’architecture très moderne, voire futuriste, la fille de Carmen, Mónica (Ester Expósito) est une influence en vogue qui passe ses journées à se mettre en scène pour ses nombreux followers. À la recherche de la vérité, Emiliano se fait engager comme homme à tout faire par le compagnon de Carmen, Rigoberto (Fernando Bonilla), un artiste espagnol renommé et particulièrement déjanté. Emiliano les convainc d’engager Jazmin comme nounou. Au fils des jours, bien résolu à découvrir des secrets bien gardés, Emliano croit avoir les cartes en main, mais il plonge progressivement dans un monde sombre plein de secrets, de mensonges et de vengeance. Sa soif de justice le confronte à l’intimité glaçante de personnages violents et corrompus, et l’amène progressivement à questionner ses propres limites.

Avec ce thriller psychologique haletant, Amat Escalante décortique une violence structurelle de classe au Mexique, une violence qui lézarde toutes les tartes de la société, entre victimes et bourreaux, entre témoins mutiques et exécutants. Les traumatismes passés affleurent et, si les morts ne peuvent plus parler, les moribonds le peuvent encore et fournissent quelques pistes à celles et ceux qui recherchent la vérité.

Perdidos en la noche d’Amat Escalante
Image courtoisie trigon-film

Tandis que les coupables d’une injustice commencent à douter et à vaciller, et alors que d’autres feront tout ce qu’il faut pour se protéger, témoignant de la corruption qui sévit au Mexique et sa relation intrinsèque avec les classes socio-économiques les plus aisées, les personnages de Perdidos en la noche acquièrent de la profondeur et des nuances au fil du récit. Périodiquement, des membres d’une communauté religieuse, les Aluxes, qui s’apparentent aux évangélistes, sont la cible de la police locale qui fait des descentes pour les interroger. Si les Aluxes, en maya « Alux », sont, dans la mythologie, de petits lutins ou elfes qui vivent dans des lieux naturels, nous sommes ici bien éloignés de la mythologie amérindienne.

L’un des atouts majeurs du film est sa distribution d’exception : on y retrouve une palette d’actrices et d’acteurs aux parcours, aux styles, et même à l’expérience du jeu, très variés, et qui constituent diverses pièces bigarrées qui s’emboîtent parfaitement devant la caméra d’Escalante qui extrait de chaque actrice et acteur le meilleur de leur registre permettant à chacune et à chacun se de se démarquer de manière singulière.

Né à Barcelone en 1979, Amat Escalante vit au Mexique depuis son plus jeune âge. Perdidos en la noche est un bel exemple qui illustre parfaitement ce double héritage, mêlant harmonieusement des artistes mexicains et des artistes ibériques reconnaissables aux vocables et au phrasé différents. Très tôt, Amat Escalante se passionne pour le cinéma et réalise un premier court-métrage à quatorze ans. Quelques années plus tard et après avoir été déçu par différentes écoles de cinéma, il achète sa première caméra 16 mm et l’inaugure en réalisant son second court-métrage, Amarrados (2002). Le film remporte plusieurs prix dans des festivals internationaux. C’est peut-être le fait de n’avoir pas suivi de parcours académique qui le libère des diktats imposés et qui l’amène à élaborer un style formel personnel…

Ses trois premiers longs-métrages sont sélectionnés au Festival de Cannes. Sangre (2005), est présenté à Un Certain Regard et sort lauréat du prix FIPRESCI en 2005. Los bastardos (2008), est aussi présenté à Un Certain Regard en 2008. Avec Heli (2013), Amat Escalante remporte le prix de la mise en scène du Festival de Cannes en 2013. En 2016, Amat Escalante reçoit le Lion d’Argent du meilleur réalisateur avec La región salvaje (2016), présenté en première mondiale à la 73e Mostra de Venise. Pendant sept ans, il semblait rester silencieux et, enfin, en 2023, il revient pour la troisième fois à Cannes avec son cinquième long-métrage présenté à Cannes Première.

Contrairement à d’autres cinéastes mexicains contemporains, la position d’Escalante n’est pas celle de la prise de distance par rapport aux sujets traités, quelles que soient les affres qui y sont dépeintes. Escalante préfère provoquer une implication active du public et pour ce faire, il affectionne une transparence et un regard franc par rapport à ce qui se passe dans son pays.

Alors que dans des films comme Heli et Los bastardos, le cinéaste a maintenu son public les yeux grands ouverts sur le sadisme, le sexe et la science-fiction avec des scènes de barbarie, Pedidos en la noche s’affirme comme plus conventionnel et marque un écart étonnant dans la filmographie d’Escalante.

Même si l’intrigue principale est intelligente, s’emmêlant subtilement à une hyperbole dramatique, on regrettera quelque peu les diverses intrigues secondaires, faites de contours sinueux et de mystères opaques qui ne sont pas complètement résolus. Malgré le Mexique sombre qui est dépeint, la splendide photographie d’Adrián Durazo, particulièrement éblouissante de jour comme de nuit, met en relief l’excellent jeu des comédiennes et des comédiens.

Tourné et joué de manière saisissante, le film déstabilise délibérément avec son mélange de tons, créant une variation inhabituelle sur le film noir en décollant par couches successives l’intrigue. Le réalisateur se montre capable d’étoffer de manière impressionnante l’âme torturée d’une société qui, bien consciente de l’endroit où tous les corps ont été enterrés, mais tétanisée face à l’omerta et la corruption des institutions qui devraient les défendre, noie sa douleur à chaque poignée de terre qui s’amoncelle sur les dépouilles. Quand bien même le film ne présente pas une dénonciation radicale de ces faits et de cette situation endémique, il rappelle pudiquement la mémoire des disparus et le chagrin des vivants.

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

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