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Pessac 2024 : Frosia, une femme libre au goulag, d’Anne Georget, ausculte la vie dans les camps et les stratégies de résistance

La réalisatrice de documentaires Anne Georget, dont le travail est diffusé principalement par Arte, s’attache aux questions éthiques, aux points de rencontre entre société et science et au fondement de l’humanité. Frosia, une femme libre au goulag est son troisième film qui explore les univers concentrationnaires et les stratégies des déportés pour résister à la déshumanisation.

Frosia, une femme libre au goulag d’Anne Georget
Image courtoisie Festival international du film d’histoire de Pessac

S’inspirant de l’ouvrage Envers et contre tout d’Euphrosinia Kersnovskaïa (Christian Bourgois Éditeur, 2021), Anne Georget entraînée le public en 1940, auprès d’Euphrosinia Kersnovskaïa, dite Frosia, née en 1907 à Odessa et qui a fui avec sa famille la révolution bolchévique, devenue propriétaire terrienne installée en Bessarabie, la terre de Robert Badinter. Avec la voix d’Elissa Alloula, de la Comédie-Française, Frosia nous raconte l’histoire de sa famille en s’adressant à sa mère :

« Maman ! Ma tendre et veille maman, tu m’avais demandé d’écrire l’histoire de ces tristes années d’apprentissage. J’ai exaucé ton désir. Je jure sur ta croix que tout ce qui est écrit et dessin dans ces cahiers est la vérité, rien que la vérité. Une vérité pareille, il vaudrait mieux la rayer de sa mémoire. Mais que resterait-il ? Une place vide dans laquelle le mensonge viendrait se glisser. Alors, que vive la vérité et que périsse le mensonge ! Je suis née dans l’empire russe, ma famille a fui la révolution bolchevique en 1919 et s’est installée dans une propriété familiale en Roumanie (…). »

Frosia a trente-trois ans quand l’URSS envahit ce pays. Avec sa mère, elles sont chassées de leur maison, leurs terres et leurs biens sont confisqués. Les deux femmes sont arrêtées et condamnées à la relégation en Sibérie. Commencent dix-huit ans d’errance au cœur du Goulag, qu’elle raconte en 680 dessins d’une précision exceptionnelle.

On le cerne dès l’ouverture du documentaire : Anne Georget signe un documentaire à la fois historique et politique. La documentariste s’exprime sur le cinéma politique :

« Le cinéma politique n’est pas nouveau, il a existé de tout temps. Mais aujourd’hui, on a les outils : la diffusion a énormément évolué, Il y a la possibilité de faire voyager les films dans de nombreux petits canaux qui n’existaient pas avant en parallèle des grands moyens de diffusion que sont la télévision et le cinéma. Un film d’impact est un film pour lequel on a une ambition d’ouvrir les consciences, les esprits et d’agir. »

Outre la voix d’Elissa Alloula, les voix de Féodor Atkine, François Delaive et Laurent Lederer accompagnent le récit. Euphrosinia Kersnovskaïa décrit ces dix-huit années d’errance inouïe : géographique, de la frontière la plus au sud de l’URSS jusqu’au nord du cercle polaire et au cœur du système soviétique, dans les camps de relégation, de travaux forcés, ponctués par les condamnations à mort, les tentatives d’évasion et celles qui réussissent dans le froid sibérien…

Son expérience qu’elle transcrit en 680 dessins largement légendés et dialogués d’une précision stupéfiante se révèle poignante au fil du documentaire :

« Après une nuit passée dans la promiscuité et les mauvaises odeurs, il fallait, à cinq heures du matin, faire la queue vers la cantine. J’ai vu de mes yeux une scène issue du Moyen Âge : le vieux Barjac rampait aux pieds de Kokrine qui le toisait, l’implorant qu’il lui concède sa ration de pain pour nourrir ses enfants, sa femme et ses parents. (…) Le travail de bûcheron est un travail dangereux par essence. Si, en plus, on travaille à la va-vite, les risques s’accroissent. Certains enviaient cette jeune fille qui gisait au sol, empalée sur une branche, pour sa mort rapide. »

On suit les errances tant physiques, géographiques que psychologiques de Frosia qui se sent mourir, « errant dans un épais brouillard glacé », sentant la présence aimante de sa mère disparue. Quand elle parvient à sortir du goulag, elle erre, en vain, cherchant refuge auprès des maisons clairsemées, se fait accueillir par des cris et les menaces qu’on lâche les chiens sur elle. Elle se résout alors :

« La seule issue : la Taïga ! Comment moi, qui ne sais pas nager, ai-je osé me jeter dans cette eau glacée où flottaient des bouts de bois noir ? (…)  Mes premiers pas en liberté ont été accueillis par une tempête de neige. Nulle part où m’abriter ! Je possédais en tout et pour tout quarante roubles. Je suis partie chercher du travail. Où ? À la mine, bien entendu ! L’événement majeur de cette année 1953 fut la mort de Staline, le 3, le 4, le 5 mars, l’Ogre était malade, le dévoreur d’humains était dans un état désespéré.  Le grand, l’unique allait… Il était mort ! »

Ses mots forts et son trait de crayon raffiné, outre leur qualité documentaire et artistique, offrent aussi un témoignage crucial de l’être humain dans l’extrême à travers sa capacité de résistance et de résilience. Elle nous conduit ainsi à travers la noirceur des pages les plus sombres de l’histoire soviétique et dans la lumière d’un être d’exception qui résiste et témoigne.

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

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