Pessac 2024 : le documentaire de Xavier Pouvreau, J’ai dessiné Drancy – Journal de Georges Koiransky, met en lumière la qualité historiographique de l’œuvre de cet interné juif en zone occupée
Xavier Pouvreau, auteur-réalisateur de documentaires, multiplie les casquettes en partageant son activité entre la lecture de scénario de longs métrages pour des diffuseurs et producteurs, la coordination d’écriture au sein de l’équipe de Groland, et l’animation d’ateliers d’écriture pour les étudiants de l’École de la Cité et l’école W.
Avec J’ai dessiné Drancy – Journal de Georges Koiransky, il immerge le public dans le quotidien des internés juifs dans le camp de Drancy grâce à une précieuse galerie de dessins et d’estampes issues du journal de Georges Horan-Koiransky.
Tout au long du documentaire, alors que les dessins et les estampes défilent sous nos yeux, les voix d’Éric Caravaca pour Georges Horan-Koiransky et de Marie Félix pour Hélène, la femme du dessinateur déporté, nous livrent ses écrits qui détaillent, avec moult précisions les convois, les arrivages de déporté.es exténué.es, le zèle de la police française, les conditions d’internement. J’ai dessiné Drancy raconte le destin d’un homme ordinaire, pris dans les rouages de l’administration de Pétain. Interné à Drancy en juillet 1942, Georges Koiransky écrit et dessine clandestinement le quotidien du camp pour survivre et échapper à la déportation.
Arrêté à son domicile, sur dénonciation d’un voisin zélé, Georges Koiransky est emmené au camp de Drancy où il rencontre René Blum, le frère de Léon. Devant ses dessins, René Blum l’encourage à saisir l’horreur de leur situation pour témoigner tant pour leurs contemporains qui ferment les yeux que pour la postérité qui doit savoir afin qu’une telle horreur ne puisse jamais se reproduire. Caché derrière ses camarades, Georges croque les corvées, les fouilles, la violence des gendarmes et leur mépris, la faim et le froid, l’indignité des lieux, les déportations, d’abord des hommes, puis des femmes avec des enfants de plus en plus jeunes, des nourrissons, des vieillards. Devant ses yeux et sous ses crayons, l’horreur s’intensifie : de très jeunes enfants arrivent seuls, avec une pancarte en carton attachée à leur cou, portant un nom mal orthographié, sans date de naissance. Une identité perdue à jamais.
Georges réussit à écrire régulièrement à son épouse et à leur fils, envoyant des lettres clandestines qui sont onéreuses mais permettent de garder le lien familial. À force de démarches administratives et de ténacité, Hélène, sa femme, obtient sa libération. Georges est déclaré en mars 1943, « non-juif jusqu’à nouvel ordre ».
Avec ce film, le public plonge dans son œuvre d’une incroyable minutie malgré les maigres moyens dont le dessinateur disposait, dessinant d’abord sur des bouts de papiers récupérés tels des morceaux d’emballages avant de recevoir de sa femme des crayons et un cahier à dessins qu’il cachera dans une boîte à double-fond de sa confection.
Né à Saint-Pétersbourg le 25 novembre 1894, Georges Horan-Koiransky, avant-dernier d’une famille aisée de six enfants, francophile et peu croyante, est marqué par l’abandon de son père, joaillier, qui s’installe à Paris en 1900. La famille l’y rejoint mais le père reste absent. Georges s’intègre bien, il s’intéresse au dessin industriel et suit les cours du soir de l’école des Beaux-Arts. En 1915, il s’engage dans la Légion Étrangère. À ce titre, il est naturalisé français en 1925. Installé à Boulogne-Billancourt, il y épouse Hélène Lejeune en 1926 et leur fils naît deux ans plus tard. En marge de son métier de dessinateur industriel chez Farman, il continue à peindre et à dessiner.
Il décrit la situation que vivent les Juifs sus le gouvernement de Vichy :
« À la suite des ordonnances allemandes et françaises contre les Juifs, – écrit-il après-guerre – mes voisins ont commencé systématiquement une campagne de commérages dans les escaliers, les injures et les dénonciations antisémites se sont multipliées ».
Malgré cela, il n’est pas victime des premières rafles de 1941. Durant l’hiver suivant, enquêtes et convocations se succèdent à la Préfecture de Police mais restent sans suite. Fin mai 1942, sa sœur aînée, avocate radiée du Barreau de Paris suite au Statut des Juifs, a obtenu sa réintégration. Elle a été reconnue « non-juive » par le docteur George Montandon, expert « ethno-racial » auprès du Commissariat général aux questions juives et antisémite notoire.
Cependant, le plus acharné de ses voisins arrive à ses fins : Georges Koiransky est arrêté le 11 juillet 1942. Après une nuit au Dépôt de la Préfecture, il est interné au camp de Drancy le 12 juillet. Il découvre alors la réalité de ce camp, faite de misère et de tensions, de malnutrition et de désœuvrement. Ses phrases, dites d’une voix posée par Éric Caravaca, claquent dans nos tympans, imprimant des images terribles dans notre cerveau :
« Suite à la rafle du Vél’ d’Hiv les 16 et 17 juillet, le camp prend une autre dimension : l’arrivée des femmes puis des enfants, la mise en place des déportations à une fréquence soutenue, plongent les internés dans l’effroi. À six heures, les Allemands arrivent. Poignées de mains avec les officiels. Chaque autobus avale son lot d’humanité. Les bureaucrates regagnent leur tanière. Des enfants de plus en plus jeunes arrivent au camp, de petits enfants, des nourrissons, des nouveau-nés. »
Remarqué pour ses talents de dessinateur, Georges Koiransky est abordé par René Blum, frère cadet de Léon, autorité morale du camp, interné depuis décembre 1941, à Compiègne puis à Drancy. René Blum lui demande de dessiner pour témoigner en images de ce qu’ils vivent et pour accompagner un texte qu’il doit écrire. Ensemble, ils réunissent les preuves du crime en cours, transcrivent l’histoire du camp grâce aux souvenirs des internés d’août 1941 encore présents.
Pour tout voir, Georges devient volontaire pour la « corvée du Bourget ». Là, dans cette plaque tournante ferroviaire, il porte les bagages des « déportables », après le trajet en bus depuis le camp. Il y retourne pour ouvrir les portes des wagons aux enfants venant des camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande mi-août 1942, puis pour de nouvelles déportations. Tout ce qu’il voit, il le dessine.
Le camp de Drancy, site majeur de la persécution des Juifs, est situé à quelques encablures du Bourget où arrivent les convois. « La gare du Nourget est toute mignonne, et les quatre rails qui nous séparent des voyageurs normaux nous séparent de la distance qui ferait de nous nous des hommes libres. ».
L’auteur saisit avec minutie les traits émaciés des visages charbonneux, la lampe torche des gendarmes et leur regard féroce, la fumée de l’âtre, où viennent se chauffer les corps. Ces œuvres cachées dans le double-fond des colis de linge sont la matière première de ce film dessiné. Georges Koiransky délivre une prose libre, moderne, évocatrice, un témoignage précieux et d’autant plus nécessaire de nos jours.
Dans cette macabre organisation de la cruauté, aux rouages huilés par l’application empressée des forces de l’ordre, où chacun a ses raisons de survivre, Georges saisit des instants de vies en sursis, illustre, témoigne mais n’accable personne et découvre son identité culturelle, spirituelle, existentielle au contact de ses semblables et à travers cette expérience des plus cruelles. Au milieu de l’horreur du camp, ses comparses d’infortune et lui célèbrent le Kippour le Jour du Grand Pardon et récitent le Kaddish, la Prière des Morts en invoquant les leurs.
Son texte est porté par sa conviction intime qu’il sortira vivant, du « seuil de l’enfer », grâce à l’aide et à la ténacité de sa femme, Hélène, qui entreprendra toutes les démarches possibles auprès des autorités et qui frappera inlassablement à toutes les portes des hautes sphères pour obtenir sa libération. Grâce à ses crayons, qui ne l’ont pas quitté, Georges Koiransky immerge le public dans les affres de Drancy et rend hommage à tous les déportés emportés dans les convois de la mort.
Jusque très récemment, on ignorait quasiment tout de l’auteur, protégé par son pseudonyme, et sa seule publication connue, un recueil d’estampes intitulé Le camp de Drancy, seuil de l’enfer juif, publié en 1947.
Grâce à cet excellent documentaire, elle est enfin accessible !
Firouz E. Pillet
© j:mag Tous droits réservés