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Mort de Carlos Saura : le disciple le plus admiratif de Luis Buñuel est parti retrouver son mentor aux paradis des cinéastes

C’est par l’annonce de l’Académie du cinéma sur Twitter que l’on a appris la mort du cinéaste espagnol Carlos Saura :

« L’Académie du cinéma a le profond regret d’annoncer le décès de Carlos Saura (…), l’un des cinéastes fondamentaux de l’histoire du cinéma espagnol, mort aujourd’hui à son domicile à 91 ans, entouré de ses êtres chers. »

Figure du cinéma européen, le cinéaste espagnol Carlos Saura est décédé ce vendredi 10 février. Carlos Saura n’a jamais cessé de travailler, avec exigence et acharnement, et ce encore récemment.

— Carlos Saura (2010)
© Injeongwon, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons

Même à l’époque où la Movida, avec son chef de file Pedro Almodovar, et le néoclassicisme d’Alejandro Amenabar faisaient ombrage à ses films, Carlos Saura tournait avec régularité et passion en signant un opus par an. Dans les années nonante, le public suisse n’avait pu accéder, malheureusement, qu’aux films de danse Flamenco (1995) et Tango (1998) malgré son abondante production que les distributeurs helvétiques boudaient.

Carlos Saura soulignait qu’il était venu au cinéma « par hasard, en commençant par la photographie », un art qu’il n’a jamais abandonné et dont il disait :

« Faire de la photographie est un acte très dangereux car on garde le passé »

Si son goût pour la musique lui vint de sa mère, pianiste, et son goût pour la peinture lui vint de son frère aîné, Antonio, Carlos Saura s’empara rapidement de l’appareil photographique de son père pour photographier, depuis sa plus tendre enfance, d’abord une fillette dont il était amoureux. Le cinéaste a mis beaucoup de temps à montrer ses images qui demeuraient son jardin secret :

« Je gardais mes photos pour moi, jusqu’à ce qu’un ami me convainque de les exposer. »

Son premier livre de clichés a été publié en 2003.

Né le 4 janvier 1932 à Huesca dans la région d’Aragon, au nord de l’Espagne, dans une famille d’artistes, Carlos Saura avait quatre ans lorsque la guerre civile a éclaté et que « l’Eden de son enfance a disparu ». Quand il part étudier à Madrid, il pense se consacrer à des études d’ingénierie industrielle, mais sa vocation pour la photographie et pour le cinéma le rattrape. En 1952, il intègre l’Instituto de Investigaciones y Estudios Cinematográficos de Madrid. Il y étudie la mise en scène, collabore avec ses amis Eduardo Ducay et Leopold Pomes à la réalisation de court-métrages et suit en parallèle des cours à l’École de journalisme. Il obtient son diplôme en 1957. Politiquement engagé à gauche, ses choix d’études illustrent son intérêt pour les problématiques sociales.

D’abord un anti-franquiste contestataire et combatif puis un passionné de musique

Carlos Saura avait entamé son œuvre cinématographique en s’inscrivant dans le réalisme social, combattant sans relâche le régime du dictateur Franco, avant de privilégier des films musicaux, sur le flamenco ou sur les musiques argentines qu’il affectionnait comme le tango, le chaco amérindien mais aussi la samba.

Au total, Carlos Saura a réalisé une cinquantaine de films. Il avait obtenu sa première reconnaissance internationale en 1966 à Berlin, Ours d’argent pour La Caza (La Chasse).

Parmi sa longue filmographie, des titres comme Cria cuervos en 1976 – allégorie de la dictature qui a asphyxié son pays jusqu’à la même année, ont rencontré l’unanimité auprès des critiques comme des cinéphiles. Cria cuervos avait été Prix du jury à Cannes et nommé au César du meilleur film étranger. Le thème du film était la célébrissime chanson Porque te vas, composée par José Luis Perales et interprétée par Jeanette. La chanson était devenue le tube de l’été 1976. Dans les décennies qui suivent, Carlos Saura enthousiasme à nouveau le public avec Carmen (1983) ou Tango (1998), ont marqué les esprits.

Le Premier ministre portugais António Costa a d’ailleurs rendu hommage au cinéaste espagnol en rappelant

« la contribution fondamentale que son film Fados (2007) a apportée à la candidature réussie du fado au patrimoine culturel immatériel de l’humanité ».

En 2016, dans un entretien avec l’AFP, le cinéaste avait mentionné que, si des festivals avaient honoré certains de ses films, la reconnaissance dans son pays était venue « avec la vieillesse ». Le cinéaste se confiait sur cette reconnaissance tardive de son pays en se remémorant des critiques, parfois féroces, reçues par ses premiers films.

Prolifique, Carlos Saura était un cinéaste du jeu et de l’imaginaire, à l’esthétique sophistiquée, au style oscillant entre lyrisme et documentaire, centré sur le sort des plus démunis. Carlos Saura a souvent dépeint des personnages, issus de la bourgeoisie, tourmentés par leur passé, flottant entre réalité et fantasmes.

Remettant toujours l’ouvrage sur le métier, Carlos Saura avait récemment livré son dernier film, Las paredes hablan (Les murs parlent), invitant à une vision unique sur l’origine de l’art. Le cinéaste réalise et joue dans ce film documentaire dans lequel il dépeint l’évolution et la relation de l’art avec le mur comme toile de création, depuis les premières révolutions graphiques dans les grottes préhistoriques jusqu’aux expressions urbaines les plus avant-gardistes. Carlos Saura effectue un voyage passionnant et personnel accompagné de personnalités telles que Juan Luis Arsuaga, le grand penseur de l’évolution humaine, et Miquel Barceló, un artiste icône de l’art contemporain. Carlos Saura a sollicité les graffeurs Zeta et Musa et le créateur urbain Suso33 qui ont participé au projet, y apportant leur regard transgressif sur l’art sur les murs.

Cet ultime film qui apparaît désormais comme testamentaire est la « preuve de son activité infatigable et de son amour pour son métier jusqu’à ses derniers instants », souligne l’Académie de cinéma.

Comme le fait remarquer Javier Ocaña dans El País à propos de l’œuvre de Carlos Saura :

« La censure ne peut être vaincue qu’avec de l’imagination et de l’art. Avec ceux de la métaphore, du symbole et de la subtilité. »

Mais, à partir de la mort du dictateur Franco en 1975 et la transition démocratique qui a suivi, ce passionné de musique et de danse est progressivement passé de la lutte engagée à des hymnes d’amour au tango et au fado, au folklore argentin et à la jota, danse de son Aragon natal, à l’opéra et, surtout, au flamenco, devenant, un peu malgré lui, un ambassadeur de la culture espagnole. C’est peut-être ce chapitre de son œuvre que le grand public retient de Carlos Saura.

Carlos Saura avait confié son admiration pour Luis Buñuel et Menéndez-Pidal hijo, philologue, historien, folkloriste et médiéviste espagnol, qui fut le créateur de l’école philologique espagnole, il fut un membre érudit de la génération de 98. mais Carlos Saura ajoutait aussitôt avoir été influencé par Jorge Luis Borges en précisant que l’écrivain argentin a eu « une grande influence avec ses miroirs, ses labyrinthes et ses chemins bifurqués ».

Durant le Festival de Cannes 2022, la section Cannes Classics proposait la projection du film de José Luis López-Linares, L’Ombre de Goya par Jean-Claude Carrière, dans la Salle Buñuel. À l’issue de la projection, le public a pu savourer un échange animé et complice qui s’est déroulé entre José Luis López-Linares et Carlos Saura.

Le gouvernement d’Aragón lui a rendu hommage en ces termes :

« Aragón pleure Carlos Saura, l’un des talents les plus brillants du cinéma espagnol. »

Ce samedi, à Séville, le cinéaste devait recevoir un Goya d’honneur lors de la cérémonie des récompenses du cinéma espagnol qui s’est tenue dans la ville andalouse. Un hommage y a été rendu à « la mémoire d’un créateur irremplaçable. », a indiqué l’Académie.

« Carlos Saura nous a quittés. Cinéaste, photographe, artiste total (…) il avait reçu tous les prix imaginables durant sa carrière et surtout l’affection et la reconnaissance de tous ceux qui ont apprécié ses films »

a également réagi sur Twitter le ministre espagnol de la Culture, Miquel Iceta.

Malicieux et espiègle, Carlos Saura avait confié qu’il ne redoutait pas la mort, mais la maladie. Mais si la Grande faucheuse devait le rappeler à elle, le cinéaste annonçait aussitôt :

« Si j’étais réincarné, j’aimerais être une très belle femme. Cela doit être une expérience ! »

Alors, ouvrons les yeux si une créature de rêve apparaît devant nous… Peut-être s’agira-t-il une allégorie du maître de l’imaginaire !

¡ Hasta siempre, Maestro !

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

Journaliste RP / Journalist (basée/based Genève)

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