Rencontre avec Pierandré Boo/Greta Gratos à propos du documentaire de Séverine Barde qui rend un vibrant hommage à la Diva des nuits genevoises
Séverine Barde, née en 1966, a étudié à l’Institut des Arts de Diffusion en Belgique. En tant que directrice de la photographie, elle a travaillé sur de nombreux longs métrages et des documentaires.
Avec Marie-Christophe Ruata-Arn, elle a co-réalisé Un ange passe – une série de courts portraits de personnes qui se consacrent aux autres par le biais de leur travail – commerçants, fonctionnaires, personnel médical, gardiens. Séverine Barde a suivi, côtoyé, accompagnée Pierandré Boo, et donc Greta Gratos, pendant quinze ans, pour en faire un magnifique portrait, exhaustif et captivant qui révèle des facettes méconnus de l’artiste et de son double maritimo-astral, proposant la découverte d’un yin et yang insolite et captivant.
Dans un coin calfeutré du bar de l’Hôtel Tiffany, à Genève, sous l’éclairage tamisé de lampes art déco, Pierandré Bio nous a accordé, avec une immense générosité, un peu de son précieux temps pour nous parler de lui, de son parcours, de ses convictions mais surtout de Greta Gratos, née il y a vingt-cinq ans.
A propos de temps, Pierandré confie avec malice :
Je suis un peu hyperactif ! J’ai travaillé en 2017 sur un atelier avec des personnes dites fragilisées – hyperactifs, autistes Asperger, handicapés, – avec deux metteurs en scène. Une des participantes, autiste Asperger et hyperactifs, m’a demandé : « Tu ne serais pas un peu actif ? Comment tiens-tu ?» Je lui ai répondu : « Oui, je le suis mais j’ai tenu le coup et réessi car j’ai été toujours aimé et l’amour que j’ai reçu de mes parents m’a soutenu et porté.»
Pierandré ajoute aussitôt : « Mes parents m’ont toujours accepté tel que j’étais. »
Surnommée aussi « Pétasse cosmique, Reine des fées », Greta Gratos, née sorcière, « fruit de l’union astrale d’un spermatozoïde cosmique, venu d’un trou noir, et d’une sirène qui a avalé quelque chose dans le bleu des Cyclades», devenue fée, est une diva : magnétique, étrange et poétique. Figure féminine interprétée par un homme, elle crée inévitablement le trouble et suscite de nombreuses questions chez celles et ceux qui l’observe évoluer, révélant chez certaines personnes des secrets enfouis dans leur être profond. Personnage fictif, incarnation de l’imaginaire de son créateur, l’acteur Pierandré Boo, elle est tout à la fois chanteuse, actrice, chroniqueuse et porte-parole des causes qui lui importent. Mais pourquoi gratis ? « Car la gratuité est primordiale pour Greta comme pour Pierandré ! » Et Greta ? « Une évidente fascinaiton pour Greta Gardo mais aussi pour Mata Hari, Bette Davis, Ava Gardner, « des créatures passent, scintillent et disparaissent. »
« Elle est la couleur de mon âme et mon plus bel outil » affirme-t-il – « Il est la matière qui me permet d’exister » rétorque-t-elle. En effet, quand on rencontre Pierandré Boo, acteur genevois aux talents multiples – peinture, dessin, écriture, couture – , Greta Gratos n’est pas loin. Si Pierandré Boo se reconnaît à sa démarche élancée et son physique filiforme, Greta Gratos se reconnaît par son élégance et son excentricité somptueuse. Les deux ont en commun un sens de la réparti exacerbé et savoureux.
Pour les coutumiers de la culture alternative genevoise, en particulier à son apogée dans les années quatre-vingts et nonante, Greta Gratos est bien connue : Reine des thés dansants – communément connus sous le nom de T-dansants – de l’Usine, avec les célèbres Messagères d’amour, performeuse à la voix grave reconnaissable, à la gestuelle envoûtante et à la sensualité troublante, Greta Gratos se démarque par son maquillage épuré qui surligne son regard d’un trait d’eye-liner et sa bouche au rouge carmin. Quand la sous-signée interroge Pierandré Boo sur une éventuelle inspiration du maquillage traditionnel des geishas, il appond en mentionnant de lointains ancêtres venus de Malaisie via Londres et les Pays-Bas avant de s’établir en Suisse allemande. Le périple de sa famille paternelle explique l’orthographe de son patronyme. Côté maternel, Pierandré parle de sa maman qui fait le choix de faire un apprentissage de couturière-corsetière et renonce aux études comme « c’est la guerre et qu’il faut travailler ». Elle quitte la région de Trévise pour suivre sa formation à Milan puis rejoint l’une de ses soeurs à Grenchen, près de Bâle mais lui préfère rapidement Genève où les parents de Pierandré Boo se rencontreront. Né à Genève, un 23 août, Pierandré est du signe de la Vierge alors que Greta est « scorpionne, d’où le fait que l’on s’entende si bien ».
A propos de sa maman, Pierandré rappelle la triste époque où la vague d’immigrationn italien suscitait de terribles réactions en Suisse :
De nombreux lieux – magasins et restaurants – affichaient sur leur devanture un panneau : « Interdit aux chiens et aux Italiens ». L’UDC n’a rien inventé. A l’époque, le manuel d’histoire (Georges-Andre Chevallaz, Histoire générale de 1789 à nos jours, N.D.L.R.) dont disposaient les collégiens ne contenait qu’un paragraphe sur cette époque mais grâce au professeur que j’ai eu au collège, on a découvert le frontisme et tout ce que ce mouvement impliquait pour les populations étrangères immigrées en Suisse.
En 1983, lors du concert de Kas Produkt au Palladium, Pierandré rencontre son ami Michel Albanesi – que l’on voit danser tel un derviche tourneur dans le film – et en 1989, Pierandré participe à la création et à l’ouverture de L’Usine où il anime, chaque dernier dimanche du mois, les T-dansants qui connaissent un immense succès, d’ailleurs repris de nos jours à la Gravière, autre lieu alternatif de Genève. Ainsi naît en 1994 Greta Gratos, qui deviendra la figure de proue de L’Usine d’abord puis sera conviée comme maîtresse de cérémonie, animatrice dans diverses manifestations, festivals ou soirées.
Greta Gratos est donc un personnage incontournable de la scène alternative genevoise. « Evadée d’un roman, d’un film, d’une pièce de théâtre ou d’un tableau, elle observe et commente la nature humaine. Greta Gratos fait bouger les lignes en rêvant d’un monde riche de différences, de particularités. Très cultivée, engagée, elle est en droite ligne avec Klaus Nomi mais cette fois en version basse profonde. Greta Gratos est la marraine de toutes les causes désespérées. » Greta Gratos intrigue, séduit, sublime, suscite échos multiples et questionnements chez le public, et permet par sa présence d’aborder des thématiques bigarrées et enrichissantes. C’est ainsi que le responsable du centre culturel des Dominicains de Haute-Alsace l’a élue fée aux Dominicains et l’a invitée pour une résidence. Le film de Séverine Barde nous permets de découvrir cet ancien couvent, à l’énergie tellurique, devenu un vivier d’échanges artistiques où Greta Gratos a travaillé en résidence pendant deux ans – « en faisant des aller-retours entre l’Alsace et Genève » – création d’une installation appelée Mémoires de pierres : le chant du grès , qui permet au public de découvrir l’histoire du lieu et de ses pierres « à une époque où les ancêtres sorcières de Greta ont été brûlées par les Dominicains » explique Pierandré. « J’aime me confronter à des gens là où l’on ne m’attend pas. » surenchérit Greta.
Le documentaire de Séverine Barde a pris quinze ans, de nombreuses années qui ont permis à la documentariste d’observer Pierandré Boo dans de multiples situations : au marché aux puces de Plainpalais en train de chiner quelques colliers scintillants qui orneront les tenues de Greta; en pleine répétition avec une troupe de théâtre; lors de sa résidence chez les Dominicains face à des collégiens et des lycéens curieux et emplis de questions pour la Diva insolite.
Si les tenues cliquetantes de Greta Gratos fascinent depuis un quart de siècle, le documentaire de Séverine Barde révèle que Pierandré Boo, telle une petite main, réalise chacune des tenues de Greta, point pat point, tout à la main, sans jamais recourir à la machine à coudre. Un labeur incroyable qui amusait sa maman qui lui faisait remarquer que ses robes contenaient tant de fils qu’il n’en resterait un jour plus que l’armature sans aucun bout d’étoffe.
Le documentaire nous fait aussi découvrir la passion de Pierandré pour les fleurs et l’art floral que l’on peut observer sur les coiffes de Greta, toujours ornées de splendides fleurs majestueusement disposées. Alors que la caméra de Séverine Barde suit les errances de Pierandré et son compagnon, se retrouvant à la rue après l’incendie de l’immeuble de la Jonction où ils vivaient depuis plus de trente ans, on retrouve le couple dans un logement provisoire, à Carouge, où Pierandré a empli le balcon et le petit jardin adjacent de fleurs nombreuses, aux couleurs chatoyants et à l’abondance luxuriante. « J’ai hérité de ma grand-mère et de ma mère l’art des plantes, j’ai la main verte et je ne peux pas vivre sans les plantes et les fleurs. J’adore m’en occuper quotidiennement, les observer et les arroser. » Séverine m’a lancé un défi à noël en m’offrant des graines de cactus. J’ai dû faire un mélange de terre, de terreau et de sable dans lequel j’ai planté ces graine et j’attends … Chaque jour, j’attends de voir percer un petit cactus et je me retiens d’arroser la terre, une vraie torture ! » (rires)
Icône fascinante, égérie des T-dansants de L’Usine, porte-parole de multiples causes, Greta Gratos « sommeillait depuis longtemps » dans le sein de Pierandré Boo qui lui a permis de se matérialiser et l’incarne. « Greta n’est ni une femme, ni travesti, encore moins drag queen”, mais s’est retrouvée, sans le chercher ni le revendiquer, l’idole de la communauté LGBTQI. Souvent catalogué d’artiste polymorphe, Pierandré est bien plus que cela et a beaucoup à relater, à dévoiler et à confier quand on le rencontre. D’ailleurs, il annonce d’emblée : « je suis un grand bavard. »
Que ce soit Greta Gratos ou son démiurge, Pierandré Boo, tous deux sont réveillés par le documentaire de Séverine Barde et feront encore longtemps parler d’eux, ne serait.ce qu’auprès de nos politiciens qui font de la culture le parent pauvre de notre société.
Rencontre audio passionnante avec Pierandré Boo /Greta Gratos
Firouz E. Pillet
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