Rendez-vous avec Pol Pot – Une nouvelle exploration du génocide cambodgien par Rithy Panh à travers la fiction
« Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. »
préconisait le poète Nicolas Boileau dans L’Art poétique en 1674.
Le métier du réalisateur Rithy Panh consiste à travailler et retravailler la mémoire du génocide dont le peuple cambodgien a été victime, décimé d’un quart de sa population entre 1975 et 1979. Le cinéaste, né en 1964 à Phnom Penh, a lui-même subi ce drame : lorsque les Khmers rouges prennent le pouvoir en 1975, sa famille incarne ce que les leaders du nouveau régime abhorrent – bien que faisant eux-mêmes partie d’une élite, ayant pour la plupart étudié à l’étranger – : les intellectuels. Les membres de sa famille sont dispersés dans les camps de réhabilitation par le travail. Lui-même est interné à l’âge de 11 ans dans l’un de ces camps. Devenu orphelin, il parvient à s’échapper par la Thaïlande en 1979 avant de se réfugier en 1980, à l’âge de 16 ans, en France. Après des études à l’Institut des hautes études cinématographiques de Paris (IDHEC), il n’aura de cesse de traiter la mémoire du génocide, principalement à travers des documentaires, des formes cinématographiques hybrides et des fictions.
« Sans cette guerre, je ne serais jamais devenu cinéaste. Je témoigne pour rendre aux morts ce que les Khmers rouges leur ont volé. Je suis un passeur de mémoire, en dette vis-à-vis de celles et ceux qui ont disparu »
confie-t-il.
Avec Rendez-vous avec Pol Pot, Rithy Panh remet pour la 24e fois l’ouvrage sur le métier. Bien que cette œuvre mêle une diversité d’approches déjà utilisées dans ses précédents documentaires – prises de vue réelles en couleurs, archives en noir et blanc, figurines d’argile, transparences, rétroprojections et surimpressions –, le rendu global du film, qui comprend une narration relativement conventionnelle, est peut-être plus accessible au grand public que ses longs métrages antérieurs, souvent présentés à Cannes ou Venise et primés à quatre reprises à la Berlinale.
Le cinéaste instaure une atmosphère claustrophobique et anxiogène, non seulement visuellement, grâce au format d’image 4:3 (proche du carré) qui enferme les personnages dans un cadre, qu’il s’agisse d’un tarmac désert, de leurs chambres-cellules ou de la jungle, mais aussi à travers les reconstitutions miniatures qui matérialisent l’horreur impossible à montrer. De plus, les nombreux hors-champs, symbolisant également les non-dits, ainsi que la musique, parfois dissonante, contribuent à cette sensation d’enfermement. Les sons et bruitages se mêlent de manière remarquable au rythme du montage, soulignant puissamment certains détails.
Nous sommes en 1978, trois ans après que le Cambodge est devenu le Kampuchéa démocratique, sous le joug de Pol Pot et de ses Khmers rouges. Le pays est économiquement exsangue, et près de deux millions de Cambodgiens ont déjà péri dans un génocide qui n’en porte pas encore le nom. Trois Français ont accepté l’invitation du régime et espèrent obtenir un entretien exclusif avec Pol Pot : Lise Delbo (Irène Jacob), une journaliste ; Paul Thomas (Cyril Gueï), un reporter photographe ; et Alain Cariou (Grégoire Colin), un intellectuel sympathisant de l’idéologie révolutionnaire maoïste, qui a connu Pol Pot et d’autres de ses compagnons pendant leurs études en France, à la Sorbonne.
Flanqué·es d’un guide, d’un traducteur et de gardes, les trois protagonistes sont baladé·es, à la fois physiquement, avec des visites mises en scène et très encadrées d’ateliers (de ferraillage, de sculpture, de peinture de fresques révolutionnaires, etc.), de coopératives, de la chambre dans laquelle le « Frère numéro 1 », alias Pol Pot, est censé vivre spartiatement comme tout autre camarade, mais aussi psychologiquement, avec des alternances de coercition menaçante et de soirées où ils sont conviés à des repas copieux, arrosés de bouteilles issues des réserves saisies aux colonialistes.
Le temps s’étire, la patience des Occidentaux est mise à rude épreuve, particulièrement celle de Lise, qui ne cesse de demander quand elle rencontrera Pol Pot. Elle veut également savoir où elle se trouve, où on les emmène, entre autres, mais ses questions ne reçoivent jamais de réponses. Ce pays ne lui est pas inconnu : elle l’a connu avant l’Angkar (mot khmer qui signifie « l’organisation » et désigne l’entité politique et idéologique qui contrôlait tous les aspects de la vie durant le régime des Khmers rouges ; n.d.a.). Son objectif est de retrouver son ancienne interprète et de la faire sortir du pays via la Thaïlande.
Paul, le photoreporter, est dès le début le plus réfractaire à la propagande qu’on leur impose depuis leur arrivée. Il tente constamment de se libérer des règles émises par leurs hôtes-geôliers, qu’il n’hésite pas à provoquer. Alain, quant à lui, reste longtemps fasciné par celles et ceux qu’il considère comme des camarades de lutte. Même lorsque le doute ne sera plus permis, il continuera de croire en une explication idéologique supérieure à la triviale réalité, malgré la litanie d’éléments de langage débités sans relâche, comme l’affirmation selon laquelle « la révolution doit faire table rase du passé » et rééduquer les citadin·es pour les transformer en « membres du nouveau peuple ».
Cette fiction est inspirée du livre de la journaliste et correspondante de guerre étasunienne Elizabeth Becker, When the War Was Over: Cambodia and the Khmer Rouge Revolution, publié en 1986, qui relate sa propre expérience, puisqu’elle a été l’une des deux journalistes occidentaux autorisés à se rendre au Kampuchéa démocratique en 1978. Lors de cette visite, elle a eu l’occasion de s’entretenir avec Pol Pot et Ieng Sary (Frère numéro 3, vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères du Kampuchéa démocratique ; n.d.a.). En 2015, elle témoigne devant le tribunal chargé de juger les crimes de guerre commis par les Khmers rouges, les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (ECCC). En 2021, elle publie You Don’t Belong Here: How Three Women Rewrote the Story of War.
Dans Rendez-vous avec Pol Pot, Elizabeth Becker devient Lise Delbo, interprétée par Irène Jacob, dont le jeu caractéristique et unique, alliant fermeté et évanescence, distille à la fois force et mystère à son personnage. C’est elle qui reçoit et restitue le cauchemar silencieux de la propagande, s’étonnant sans cesse du silence pesant qui règne dans ce pays fantomatique. Ce silence se matérialise de façon métaphorique à travers les voiles de moustiquaire qui ondulent la nuit, projetant des images de paysans et de travail forcé en rétroprojection.
Rithy Panh explique que le choix de nommer son héroïne Lise Delbo est un hommage à Charlotte Delbo, écrivaine française, résistante et rescapée de la déportation. « J’aurais aimé la rencontrer, car ses livres m’ont beaucoup aidé à vivre. Theodor W. Adorno a déclaré : “Écrire un poème après Auschwitz est barbare.” Charlotte Delbo pensait qu’au contraire, il fallait continuer à écrire et à créer. Elle avait tellement raison! Après Auschwitz, il fallait plus de poésie. Il fallait écrire », explique-t-il.
Outre les thèmes récurrents dans l’œuvre de Panh – l’idéologie et l’endoctrinement menant au génocide, l’indicible, l’image manquante et sa transmission, le hors-champ – un autre sujet se dégage de ce nouveau film : la responsabilité journalistique en temps de conflits armés. Ce thème est d’autant plus brûlant à l’heure actuelle, où l’usage des médias de masse permet souvent de présenter les crimes de guerre et les germes de génocide comme des remparts d’un monde éclairé et libre – l’art, en somme, de faire passer des vessies pour des lanternes.
De Rithy Panh; avec Irène Jacob, Grégoire Colin, Cyril Gueï, Bunhok Lim, Somaline Mao; France, Cambodge, Taiwan, Qatar, Turquie; 2024; 112 minutes.
Malik Berkati
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