Retour en Alexandrie de Tamer Ruggli : Réconciliation à l’égyptienne. Entretien
Retour en Alexandrie, premier long-métrage du réalisateur et scénariste suisse-égyptien Tamer Ruggli, diplômé de l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL), nous entraîne dans le sillage de Sue (l’actrice et réalisatrice libano-canadienne Nadine Labaki), une psychanalyste établie en Suisse. Suite à l’appel urgent de sa tante cairote, Indji (Menha El Batraoui), inquiète au sujet de la santé de sa mère Fairouz (Fanny Ardant), qu’elle n’a pas vue depuis 20 ans, elle part la retrouver. Entre hallucinations et reconnexion avec la réalité, Sue se lance dans un voyage introspectif, se confrontant aux blessures de son enfance, offrant aux spectateurs∙trices une aventure à l’extravagance jubilatoire.
Dans de magnifiques décors intérieurs comme extérieurs, on y croise des femmes de l’aristocratie, langues de vipères mais attachantes, des domestiques sans lesquel∙les ces maisons ne tourneraient pas, à la fois gardien∙nes du temple et œil-témoins discrets des histoires familiales, des personnages revenus de l’au-delà ou imaginaires, comme Bobby, interprétée par la jeune suissesse Eva Monti, qui suit pas à pas son alter ego Sue, de Suisse en Égypte.
Tamer Ruggli fait sortir l’enfance du placard, avec des images et un langage haut en couleurs, des remarques assassines, bien loin du vernis civil que l’on pratique en société. Ces remarques ont le mérite de faire directement mouche, pulvérisant les couches de défense qui se sont agrégées au fil du temps, réveillant les souvenirs enfouis, permettant de faire face à des réalités qui ne correspondent pas forcément à celle que l’on prend pour acquise, comme par exemple découvrir, une fois adulte, que ses parents ont aussi eu des rêves et des désirs contrariés.
Le cinéaste ne prend pas de gants avec ses personnages qui sont servis à la perfection par ses acteur∙trices, jouant chacun∙e dans son registre de prédilection. Le contraste entre le jeu réaliste de Nadine Labaki et celui affecté de Fanny Ardant donne à cet égard une explosivité comique réjouissante dans cette représentation d’un monde suranné que Ruggli enrobe de poésie chromatique et de douce mélancolie, qui traverse le film par une bande-son aussi riche de la musique arabe qu’évocatrice. Entretien.
Pouvez-vous nous parler de l’inspiration au cœur de Retour en Alexandrie ?
Il s’agit d’une histoire inspirée de l’enfance et de l’adolescence de ma mère et de sa relation avec ma grand-mère. En même temps, le récit incorpore mes propres souvenirs d’enfance. Bien que non entièrement autobiographique, le film représente un hybride entre l’histoire de ma mère et mes perceptions d’enfant. Un exemple marquant est celui de ma grand-mère entretenant une relation amoureuse secrète, car elle n’était pas officiellement divorcée. On cachait son amant dans la chambre le matin, et il ressortait le soir quand j’étais couché. J’ai des souvenirs de cet homme se déplaçant discrètement dans l’appartement le soir lorsque j’allais aux toilettes. Ces souvenirs d’enfance sont intrinsèquement liés à Alexandrie et au Caire. Bien que je n’aie pas grandi là-bas, ces lieux restent toujours des points d’ancrage. En raison du travail de mes parents chez Swissair, nous avons beaucoup voyagé, mais l’Égypte demeurait un repère constant.
Votre famille appartient-elle aussi à l’aristocratie égyptienne ?
Oui. Mon arrière-arrière-grand-père occupait le poste de bras droit et de maître de cérémonie du roi Farouk. Nous sommes issus de cet héritage plutôt d’origine grecque et turque en Égypte. C’est un milieu peu mis en lumière dans les films. En Égypte, subsiste une ancienne aristocratie en déclin qui s’accroche au lustre du passé, à l’image de leurs vastes appartements d’une époque révolue, tels qu’on les voit dans le film.
Il y a une phrase qui ressort dans le film, dite par Reddah, le fidèle intendant de Tante Indji: « Pourquoi est-ce si difficile pour les gens ici d’accepter l’amour ? » Est-que cette remarque revêt une importance particulière ?
Cette réflexion sous-tend la relation de la mère de Sue avec son amant, Le Capitaine, ainsi que la brève liaison dans sa jeunesse avec le portier qui n’avait pas été bien accueillie. En Égypte, persiste encore un esprit de caste très prononcé. Il est vrai que les mariages se font souvent selon des critères familiaux et de classe sociale. De plus, il existe une difficulté à exprimer l’amour filial et familial. En tant qu’homme ouvertement homosexuel, pour moi, cela souligne également que toutes les formes d’amour ne sont pas acceptées en Égypte.
Sue est psychanalyste, elle s’occupe des problèmes des autres mais n’arrive pas à gérer les siens, c’est assez classique, non ?
Ma mère a poursuivi des études de psychologie en Égypte, et j’ai toujours plaisanté en disant qu’elle serait la dernière personne à pouvoir être psy, que ses patients se défenestreraient si elle exerçait (rires). C’est en partie pour cet aspect anecdotique que j’ai choisi ce métier pour le personnage, mais aussi en raison des thèmes psychologiques explorés, tels que le voyage dans le passé et la réconciliation avec son enfance intérieure.
Il y a un côté très original dans la structure du film: au lieu de faire des flashbacks, il y a une incarnation des hallucinations. Pourquoi cette structure ?
L’idée était de traiter l’histoire de manière très naturaliste. Je souhaitais éviter tout effet visuel ou esthétique. Je voulais que la mère apparaisse toujours dans ce même costume vert, qui peut légèrement varier mais reste iconique, comme le tableau sur lequel elle a été peinte par son amoureux. Pour moi, il s’agit d’une histoire de deuil, où le décès d’un parent laisse de nombreuses choses non dites. Pouvoir, ne serait-ce qu’intérieurement, pouvoir se confronter aux choses, en discuter et vider son sac pour avancer, est important.
Vous avez co-écrit le film avec Marianne Brun, en collaboration avec le cinéaste Yousry Nasrallah. Est-ce pour intégrer davantage le côté égyptien ?
Il était essentiel d’avoir une contribution au scénario de quelqu’un qui a grandi au sein de ce milieu où les personnages évoluent. Yousry Nasrallah est une personne que ma famille connaît bien, ma mère ayant travaillé avec la sœur de Yousry, une talentueuse costumière. Il a grandi dans ce microcosme, où ces personnages ne sont pas seulement des figures fictives, mais aussi ses tantes, ses grand-mères, ses sœurs et cousines. Yousry Nasrallah a apporté une validation dans la représentation d’une Égypte contemporaine, jonglant avec ses accents nostalgiques et incarnant ces femmes de manière authentique. Il a également été précieux pour affiner les dialogues en égyptien.
Le personnage de Tante Indji est extraordinaire, excentrique, au langage cru et qui fume comme un pompier…
Ma grand-tante s’appelait Indji comme dans le film, et le personnage est totalement inspiré d’elle, avec même des dialogues tirés d’un documentaire réalisé lorsque j’avais 18 ans. Tout le monologue dans la scène du repas, où elle raconte qu’elle a raté son réveillon à cause de « sa salope de sœur » est authentique.
Donc, ce langage assez cru est réel ?
Absolument ! Dans cet environnement très chic, le langage très fleuri était sa marque de fabrique. Quand j’étais enfant, j’adorais m’asseoir et l’écouter. J’étais à la fois terrifié et la trouvait très drôle. Et elle fumait comme une cheminée, en effet.
La musique, surtout les chansons de Dalida, Warda, Abdel Halim Hafez, Najat Al Saghira, ne sert pas seulement à illustrer, elle a un rôle narratif…
J’adore la musique dans le cinéma et je l’utilise beaucoup dans mes courts métrages, bien que cela soit un médium onéreux. Ici, elle revêt effectivement une importance en tant que sous-texte, où Dalida accentue l’histoire de Fairouz par sa dimension tragique, évoquant un amour impossible et les souffrances qui en découlent. En Égypte, il existe une nostalgie envers la musique que j’ai rarement observée dans d’autres pays. Tant de choses sont véhiculées à travers la musique et les chansons. La chanson de Halim Hafez, Ahwak, c’est La Vie en rose puissance trois. J’ai tenté d’utiliser la musique pour évoquer, d’une part, la nostalgie du retour aux racines, et d’autre part, l’amour qui peut prendre la forme d’une mère, d’un amant, d’un enfant. La langue arabe est très nuancée, par exemple la phrase dans Ahwak, « et mes larmes me rappellent à ton souvenir et tu me reviens », peut être associée à toutes sortes de liens d’amour.
On n’a pas beaucoup d’informations sur Sue, on sait qu’elle est psy en Suisse…
Et qu’elle est très à l’aise financièrement quand on voit sa maison (rires).
Oui, mais elle semble n’avoir rien ni personne, même pas d’animaux, le vide total…
Pour moi, le film est un coming-of-age de la cinquantaine, à un niveau méta. Elle a une vie plutôt réussie en termes de matérialité, mais elle n’a pas franchi le cap de l’adolescence à l’âge adulte. Elle n’est pas devenue une personne à part entière, libre. C’est pourquoi je ne l’ai pas trop caractérisée dans sa vie quotidienne en Suisse.
Sa vie va commencer après le générique…
Oui, c’est l’évolution que l’on a instillée tout au long du film. On la rend plus sauvageonne, il y a un lâcher-prise, quelque chose de plus organique qui ressort.
Elle s’en prend plein la tête de la part de tout le monde, mais elle est assez calme…
Oui, je la trouve assez drôle dans sa façon de réagir avec tout ce qu’elle se ramasse (rires). Il faut dire aussi que là, Nadine Labaki m’a surpris, car elle a beaucoup de caractère et j’ai l’impression que le personnage, tel qu’on peut le lire dans le scénario où on se moque d’elle, fait qu’on a un peu de peine pour elle. Pourtant, elle ressort au contraire avec une contenance tout au long du film, même une certaine dureté à l’image des femmes de sa famille, assez cassante parfois.
Cette manière assez placide de réagir est donc un apport de l’actrice ?
Oui, c’est venu naturellement.
Les apparitions de la mère ont dû être un défi de mise en scène ?
Oui, c’était compliqué de filmer les apparitions, et surtout les disparitions. Au niveau de la mise en scène, avec trois grandes scènes d’apparition et de disparitions, il fallait trouver un moyen de mélanger cela avec le réel. Quand Sue va acheter une robe par exemple, dans la cabine d’essayage, il y a Sue, sa mère qui apparait et la vendeuse qui ne voit pas Fairouz : comment jouer ces dimensions sans que cela ne paraisse trop artificiel ou appuyé ? Dans la scène du mariage, le long monologue autour de la mariée, comment créer une sorte de bulle hermétique face à la fête ? On l’a fait au montage son en introduisant subtilement, par petites touches, le volume qui se mélange jusqu’à la disparition, sans jouer l’effet, « je suis là, pouf, je disparais ».
Comment était-ce de tourner en Égypte ?
Pour moi, c’était un retour aux sources, une expérience thérapeutique que de tourner là-bas. C’est un pays qui parvient à organiser le chaos. En Suisse, il y aurait eu des choses impossibles à réaliser. Cependant, c’est un pays coûteux pour les tournages en raison d’une industrie cinématographique puissante. De nombreux films internationaux, avec des budgets différents des nôtres, surtout américains, viennent y tourner. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’Égypte n’est pas un choix pour faire des économies. Bien qu’il y ait beaucoup de personnes sur les plateaux, les choses se déroulent avec rigueur et un rythme soutenu.
Comment s’est déroulée la recherche des décors ?
Nous cherchions des anciennes maisons qui conservent la patine de l’époque. Ce qui est intéressant, c’est que ce sont des maisons mises à disposition pour les tournages, mais où les gens vivent. L’étage supérieur est réservé à la famille, tandis que les autres étages peuvent être complètement repeints, réaménagés, meublés, etc., en fonction des besoins des tournages. C’est un véritable business de décors, et il est probable que nous avons tourné dans des maisons qui ont été utilisées dans des centaines de films et de téléfilms. C’est un peu comme une Cinecittà habitée.
Comment avez-vous concilié la présence d’actrices très connues ici, Fanny Ardant et Nadine Labaki, avec des stars égyptiennes ?
Oui, ces stars du monde arabe ont joué le jeu du cinéma européen, alors qu’elles et ils ont l’habitude du cinéma égyptien d’auteur. Ces acteur∙trices sont très connu∙es, et ils et elles ont joué avec les plus grand∙es cinéastes. Le défi était de mélanger différents styles de jeu. Par exemple, Nadine a un jeu très authentique et réaliste, alors que la vendeuse de robes adopte un style de jeu à la manière d’une telenovela égyptienne, et Enaam Salousa (la domestique de Fairouz) évolue plutôt dans le registre du théâtre. Il y a ces différentes nuances de jeu, mais nous avons réussi à créer un ensemble homogène.
De Tamer Ruggli; avec Nadine Labaki, Fanny Ardant, Menha El Batraoui, Enaam Salousa, Hassan El-Adl, Eva Monti, Hazem Ehab, Laila Ezz El-Arab, Hany Adel Sherif; Suisse, France ; 2023 ; 95 minutes.
Malik Berkati
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