Sunset (Napszállta) de László Nemes : Un avertissement venu du passé qui regarde droit dans les yeux le présent
Il ne faut pas tomber dans le piège de la comparaison avec Le fils de Saul (Grand prix au Festival de Cannes 2015, Golden globe et OSCAR pour le meilleur film étranger 2016) qui tend les bras à tous les critiques : ce premier long métrage était un ovni. Si László Nemes l’avait reproduit, on lui aurait fait grief de ne pas se renouveler et de surfer sur la vague de ce succès mondial ; puisqu’il ne l’a pas fait, certains lui reprochent déjà son manque de courage cinématographique et un retour à plus d’académisme !
Une référence cependant qui traverse ses deux longs métrages est à noter dans le cinéma de László Nemes : cette perspective, bien que moins marquée car non exclusive dans Sunset, qui projette le regard du spectateur sur les événements au même niveau que celui du – ici de la – protagoniste principale, avec la caméra positionnée au niveau de la nuque du personnage, limitant ainsi la profondeur de champ. Írisz Leiter (Juli Jakab) est de tous les plans : on la suit tout en regardant l’histoire de sa perspective. Sunset, c’est donc un film au classicisme assumé avec ses quelques pas de côté, dont un design sonore remarquable et agréable habillé de tous ces piaillements de voix, ces bribes de conversation qui s’intègrent avec naturel, comme dans la « vraie vie » au fond sonore classique des films que sont les bruits ambiants et la musique, reflets de l’époque figurée.
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Nous sommes en 1913, au cœur de l’empire austro-hongrois. Írisz Leiter revient à Budapest après avoir passé son enfance dans un orphelinat à Trieste. Elle se présente à un grand magasin de chapeaux pour y travailler comme modiste. Immédiatement, quelque chose de larvé envahit l’atmosphère : le magasin s’appelle Leiter, comme elle. Oskár Brill, le nouveau propriétaire, la reçoit mais s’empresse de vouloir la renvoyer à Trieste chez son employeur actuel. La jeune femme, portée par un courant qu’elle ne définit pas elle-même refuse et parvient à s’incruster dans l’environnement cadré de la maison Leiter et les dépendances utilisées par ses employés. Lorsqu’Írisz apprend qu’elle a un frère dont elle ignore tout, elle cherche à clarifier ce mystère et celui de son passé dans une sorte d’enquête effrénée qu’elle va mener contre vents et marées pour essayer de comprendre pourquoi il agit et fonctionne ainsi. Nous sommes à la veille de la guerre et cette quête sur ses origines familiales va entraîner Írisz dans les méandres d’un monde au bord du chaos.
Írisz Leiter – dont le patronyme veut dire en allemand échelle, chef ou conducteur – dégage une force à la fois d’inertie et de mouvement inarrêtable, comme celle de l’eau. Quelqu’un lui dit : « Vous êtes aussi entêtée que lui » (son frère). Írisz Leiter n’est pas entêtée par simple non entendement à la raison que d’autres voudraient lui faire entendre, cet entêtement est la force motrice indispensable à son avancée lente mais méthodique qui défie l’étiquette, les conventions et la peur.
Toujours très réfléchi sur les procédés techniques, le cinéaste hongrois, qui n’envisage pas un film de cinéma autrement que sur un support pellicule, a opté pour un format panavision (1.85 standard américain) plutôt que d’un format Scope ou un 4 :3, une sorte de compromis qui ne réduit pas l’écran à son carré tout en permettant d’estomper les largeurs de champs et de garder Írisz au centre de l’image et des événements. Il en va de même pour les décors construits au sein de la ville, dans des rue de Budapest préservée de l’effervescence urbanistique d’après-chute du Rideau de fer, et qui confèrent aux lieux une authenticité qui permet une véritable immersion du spectateur dans cette atmosphère à la fois bruissante, bouillonnante mais également lestée d’une menace sourde. À ceci s’ajoute une superbe lumière augmentée par sa part d’ombre, dans un jeu perpétuel de voiles, de rideaux, de tentures, de fenêtres, de lucarnes, de miroirs qui cadrent autant l’action que ce qu’elle raconte.
Leiter est interprétée par l’insaisissable Juli Jakab que Nemes avait déjà fait joué dans Le Fils de Saul et, dans le rôle d’Oskár Brill, le très prolifique et international Vlad Ivanov. Pas une once d’hystérie dans le jeu des acteurs, exceptionnels dans le rendu d’ambigüité des personnalités, des caractères et de leurs motivations : on avance avec lenteur et pesanteur vers la catastrophe du siècle finissant, comme dans l’expérience de lecture de Joseph Roth dans La marche de Radetzky et La crypte des capucins, de Stefan Zweig, Heinrich et Thomas Mann et tous ces auteurs de la Mitteleuropa qui filaient la prophétie des horreurs à venir entre leurs lignes et, entre autre, mettaient en scène la sexualité comme révélateur de la perversité et la sauvagerie d’un système de classe et d’un régime dépravé. La fin d’un monde, le début de la fin du monde. Fin du monde qui conduira, in fine, aux tranchées et à la fin de la civilisation, dans les camps.
« Derrière leur infinie beauté se cache toute l’horreur du monde. »
Cette assertion lancée à Írisz par un membre de la bande de son frère qui terrorise les riches et les aristocrates résume à elle seule le film. Ce monde représenté est feutré comme ces chapeaux dont l’homme parle et qui symbolisent un monde qui disparaît. Dès les premières scènes, on ressent la menace implacable qui régit le Zeitgeist et très vite une chose s’impose : nous ne sommes pas en train de regarder une histoire dramatique ; nous sommes dans le drame de l’Histoire, Histoire qui dans la dernière scène se dégoupille telle une grenade à fragmentation, nous regarde droit dans les yeux pour nous dire et redire : les signes sont là, les signes sont toujours là, mais nous refusons de les voir. Encore et encore. Et ceci n’est pas un propos sur le passé mais bel et bien une position sur le présent !
Sunset est un film d’atmosphère dans lequel il faut se laisser couler, voire prendre son courage à deux mains et accepter d’y plonger, malgré le malaise qu’il instille et distille par toute cette beauté de décadence palpable, cette impression de fin du monde ; si on reste à sa surface, le risque est grand de rester aux portes de l’histoire que raconte László Nemes et de s’ennuyer ferme – ceci d’autant plus que l’une des rares critiques à faire au film est sa longueur pas vraiment justifiée. Ce film n’est pas confortable, car il est tout aussi étouffant que fascinant de se laisser glisser dans la matrice de la Mitteleuropa, dans la crasse et les bas fonds d’un côté, les oripeaux de classe et de genre de l’humanité de l’autre. Sunset insuffle à la perfection cette atmosphère de décadence de fin de règne des Habsbourg qui, plus qu’un crépuscule, terme somme toute assez neutre – les belles nuits étoilées font plus rêver que les jours ensoleillés, tout comme elles inspirent aux poètes et romantiques de grandes envolées lyriques – nous entraîne sur les premiers cercles d’un trou noir.
De László Nemes ; Avec Juli Jakab, Evelin Dobos, Vlad Ivanov, Marcin Czarnik, Judit Bárdos, Benjamin Dino, Balázs Czukor, Christian Harting; Hongrie ; 2018 ; 142 minutes.
Sortie Suisse romande: 20 mars 2019
Malik Berkati
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