The Father, de Florian Zeller, propose l’adaptation cinématographique de sa pièce éponyme (2012) et plonge les spectateurs dans la démence progressive d’un homme : un film poignant et bouleversant !
The Father, premier long métrage de Florian Zeller, raconte la trajectoire intérieure d’un homme de quatre-vingt-un ans, Anthony (Anthony Hopkins), dont la réalité se brise peu à peu, de manière imperceptible, sous nos yeux. Mais c’est aussi l’histoire d’Anne (Olivia Colman), sa fille, en plein désarroi et tristesse contenue, qui tente de l’accompagner dans un labyrinthe de questions qui demeurent sans réponses ou qui obtiennent des réponses des plus farfelues. L’inoubliable interprète d’Hannibal Lecter que l’on découvrait avec effroi dans Le Silence des agneaux (1991), et qui a déjà obtenu un Oscar pour ce rôle, n’a plus rien à prouver mais parvient encore à nous surprendre par la palette bigarrée de ses registres d’interprétations en endossant le rôle de ce père de famille octogénaire. De prime abord si facétieux, espiègle et charmeur invétéré, Anthony apparaît dès la première séquence comme un homme esthète et érudit, écoutant de la musique classique en regardant par la fenêtre d’un appartement cossu et aux bibliothèques bien garnies. Anthony semble très autonome. Pourtant un petit je-ne-sais-quoi vient troubler ce sentiment de sérénité.
Il semble posé, serein, aimable, charmant, très intelligent et spirituel. Il nous confirmera cette impression dans les diverses situations que nous allons découvrir au fil du film mais, peu à peu, apparaissent quelques absences, quelques petites pertes de mémoire qui ne semblent que passagères. Anthony est mélomane – il adore écouter un aria de l’opéra de Les pêcheurs de perles de Georges Bizet -, féru de culture et très sociable mais il perd progressivement la maîtrise sur la réalité, de sa réalité, à cause d’une forme de démence … Une démence qui n’est pas spécifiée, peut-être la maladie d’Alzheimer qui fait tant de ravages. Sous nos yeux attendris, au fil des jours qui semblent se ressembler et pourtant se ressemblent de moins en moins, Anthony peine à reconnaître ses proches, oublie où il habite et ne trouve jamais sa montre qu’il a coutume de cacher sous sa baignoire et qu’il croit reconnaître au poignet de son ex- beau-fils, Paul (Rufus Sewell) ou de cet homme inconnu, assis dans un fauteuil dans son salon en train de lire le journal, Bill (Mark Gatiss). Inévitablement, Anthony nous touche et nous émeut, nous faisant songer à un proche victime de démence sénile.
Lors des visites quotidiennes de sa fille, les spectateurs comprennent rapidement que sa maladie a atteint un tel stade qui implique des soins professionnels, bien que sa fille Anne soit déterminée à repousser le plus tard possible le transfert de son père dans un établissement spécialisé. Emplie de désarroi et de chagrin, abattue et désemparé face à ce père tant aimé et qui semble disparaître sous ses yeux pour céder la place à un inconnu, Anne, les larmes aux yeux, tente de trouver la perle rare qui pourra prendre soin de son père comme elle part vivre à Paris. Laura (Imogen Poots) semble la dame de compagnie idéale mais Anthony la renvoie en la traitant de tous les noms d’oiseaux tel un impétueux et irascible Capitaine Haddock. Lors des venues de ces soignantes potentielles, Anthony se montre d’abord enthousiaste, espiègle, malicieux mais renvoie presque aussitôt les jeunes femmes que sa fille, Anne lui présente de manière bienveillante. Pourtant, l’aide s’avère une nécessité impérieuse pour Anne qui ne va plus être sur place pour assurer des visites quotidiennes et vu l’évidente perte de conscience d’Anthony.
Alors que nous expérimentons le flux et le reflux de la mémoire d’Anthony qui s’apparente à des vagues imprévisibles qui s’accrochent avec de plus en plus de peine à sa propre identité et à son passé, les spectateurs se demandent comment Anne parvient-elle encore à faire face à ce père parfois acariâtre qui lui clame haut et fort qu’il lui préfère sa sœur, Lucy (Evie Wray), que l’on ne voit jamais … D’ailleurs, pourquoi ne la voit-on jamais ? On éprouve empathie et compassion à l’égard d’Anne qui nous attendrit lorsqu’elle pleure la perte de son père, alors qu’il vit et respire encore à ses côtés.
Pour nous permettre de percevoir de manière immersive les méandres de cette mémoire qui flanche, Florian Zeller a opté pour un habile procédé de mise en scène théâtrale qui enchaîne les répétitions de scènes qu’il décale légèrement pour que le spectateur ne sache jamais s’il s’agit de la réalité ou d’un rêve, du passé ou du présent, plongeant ainsi son public dans un dédale troublant et déstabilisant à l’instar du trouble que doit ressentir Anthony au quotidien. Ce premier long métrage de Florian Zeller – qui avait fait une incursion dans l’univers du septième art en 2008 avec le court métrage Nos dernières frivolités – confesse que son inspiration en tant que metteur en scène de pièces de théâtre reste omniprésent dans son travail en tant que cinéaste :
« J’ai une passion pour ce qui se passe sur une scène et pour le travail vivant des comédiens. Mais c’est vrai que je réfléchis depuis longtemps à ce premier film. Je n’avais pas le désir abstrait de faire « un film », mais celui, plus concret, de faire ce film-là, en particulier. Même s’il est adapté d’une de mes pièces, mon intention n’était pas de filmer du théâtre. C’était au contraire de tenter de faire ce que seul le cinéma permet de faire. C’est ce qui a vraiment guidé mon désir et mon travail avec Christopher Hampton, avec lequel j’ai écrit le scénario. »
Le mémorable interprète du Dr Lecter, un rôle emblématique qui inquiète encore les spectateurs et lui a valu son premier Oscar, Anthony Hopkins a su endosser des rôles très divers qui ont permis au comédien d’être apprécié par plusieurs générations qui savourent la maestria de cet immense acteur. Anthony Hopkins sait surprendre à chaque rôle tant en majordome dans Les Vestiges du jour, en déité Marvel dans Thor, en président corrompu dans Nixon ou récemment en endossant la soutane papale de Benoît XVI pour Les Deux Papes face à Jonathan Pryce en Jorge Mario Bergoglio. Anthony Hopkins donne ici donne l’une des performances les plus fortes de sa riche carrière, jouant un personnage aux prises avec sa déchéance et sa propre mort. On peut s’interroger sur le choix de Florian Zeller de réaliser le film en anglais mais il souligne aussitôt avoir voulu Anthony Hopkins pour interpréter le rôle du père au cinéma et confesse l’admiration qu’il lui voue :
« J’ai une admiration extrême pour lui, et j’étais convaincu qu’il serait extraordinaire dans ce rôle. C’est ça qui a décidé du reste. J’ai donc écrit le scénario en pensant à lui. C’est la raison pour laquelle le personnage principal s’appelle Anthony . C’était une façon, en écrivant, d’aller vers lui. De rendre un peu réelle cette idée légèrement irréaliste. »
Ce choix s’est avéré fort judicieux et l’acteur gallois qui vit désormais à Malibu, ne cesse de nous émerveiller, de nous surprendre, de nous émouvoir tout au long de The Father.
Devant ses interrogations et son trouble, on se surprend à verser une larme, voire plusieurs tant ses émotions nous sont proches.
Qui sont ces gens? Dans cet appartement trop grand pour lui, Anthony ne reconnaît plus sa fille. Pourquoi lui dit-elle qu’elle va quitter Londres, s’installer à Paris où «les gens ne parlent même pas anglais», phrase qui devient un leitmotiv qui arrache un sourire moqueur à l’octogénaire et un rire bienvenu aux spectateurs déconcertés par cet univers qui semble se réduire en peau de chagrin à l’instar de L’écume des jours de Boris Vian. Par la fenêtre, le paysage ne semble pas avoir bougé. Toujours ces places de parking, cette épicerie de l’autre côté de la rue, ce gamin qui joue au ballon sur le trottoir. Le vieil homme écoute de l’opéra- toujours Les pêcheurs de perles de Bizet, un opéra qu’affectionne le comédien et que Florian Zeller a choisi de mettre dans son film en l’ayant découvert durant ses conversations avec Anthony Hopkins – avec ses écouteurs rivés sur ses oreilles mais il est surpris par des gens qui entrent chez lui sans crier gare, comme dans un moulin. Étrange !
L’appartement, magnifiquement meublé et vaste, est un protagoniste à part entière qui joue un rôle primordial, d’autant plus parlant lors de la séquence finale. Florian Zeller confirme avoir conservé les principes des mises en scène de théâtre pour son adaptation, ce qui amène l’appartement à tenir le rôle d’une scène avec ses différents décors :
« En général, quand on adapte une pièce au cinéma, la première tentation est toujours d’écrire de nouvelles scènes, d’ouvrir vers l’extérieur, pour s’éloigner autant que possible du dispositif théâtral. Mais dans ce cas précis, j’ai décidé de ne pas le faire. De rester tout le temps dans le même espace. Afin que cet espace devienne un espace mental, mais en perpétuelle transformation. »
Jamais condescendant ni larmoyant, The Father est un film émouvant mais puissant qui nous oblige à travers l’extraordinaire performance d’Anthony Hopkins à prendre conscience, même de manière fugitive, de ce que peut être la vie avec la démence, entre moments de consciences fulgurante et vulnérabilité enfantine. Jouant avec le public par le truchement de cet enchevêtrement de scènes répétées avec une subtile nuance à chaque fois, Florian Zeller invite à une réflexion philosophique sur la condition humaine, ses vicissitudes, brossant un tableau déchirant et sans compromis, se glissant dans la vérité de nos propres vies.
Pour rendre cette atmosphère à la fois inscrite dans le présent et surannée comme les souvenirs d’Anthony, Florian Zeller et le directeur de la photographie Ben Smithhard ont pris référence, entre autres, sur le travail du peintre intimiste danois Wilhelm Hammershoi. Florian Zeller explique :
« J’avais envie d’utiliser le plus possible les portes, les couloirs, la profondeur du décor pour structurer nos cadres. En fait, l’idée était que ce décor se transforme en un labyrinthe. L’utilisation répétitive des mêmes cadres pouvait aussi participer à l’impression d’enfermement, de répétition et de boucle que je cherchais à créer. Tout le film a été tourné dans un studio. Il s’agit donc de lumière artificielle. Nous avons joué des différentes ambiances, celles des matins, des fins d’après-midi, des soirs… Afin de structurer visuellement cet espace. Mais dans le film, la narration n’est pas linéaire. »
La musique du film, composée par Ludovico Einaudi, accompagne le quotidien d’Anthony de manière très discrète, comme un fil conducteur dans cette vie de plus en plus confuse, comme un souvenir bienveillant dans cette tête en chaos, une compagnie sonore rassurante pour ce père dont l’extrême fragilité croissante s’arrime à ces notes de musique telles un navire aux plots d’amarrage pour ne pas chavirer.
The Father, portrait à la fois tendre et brutal, magnifiquement honnête d’une vie qui se dissout dans les limbes avant même qu’elle ne soit réellement terminée, met en valeur la performance exceptionnelle d’Anthony Hopkins qui a avoué à nos confrères nord-américains ne pas s’attendre à recevoir un Oscar, d’où le fait qu’il soit resté chez lu le soir de la cérémonie. Nommé quatre fois aux Golden Globes, The Father a remporté deux Oscars et deux BAFTA dans les mêmes catégories : meilleur scénario adapté et meilleur acteur pour Anthony Hopkins.
On ne peut que vous le recommander vivement !
Firouz E. Pillet
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