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The Shameless de Konstantin Bojanov : la femme objet au nom de la religion. Rencontre

Présenté au Festival de Cannes dans la section Un certain regard en mai 2024, The Shameless traite du sort des femmes indiennes condamnées à la prostitution au nom de la religion dans un pays où le patriarcat dicte les us et coutumes.

The Shameless de Konstantin Bojanov
Image courtoie First Hand Films

Au cœur de la nuit, Nadira s’échappe d’un bordel de Delhi après avoir poignardé à mort un policier. Elle se réfugie dans une communauté de prostituées du nord de l’Inde, où elle change de prénom et devient Renuka; elle rencontre Devika, une jeune fille condamnée à la prostitution en tant que servante de la déesse.

Leur lien se transforme en une romance interdite. Ensemble, elles entreprennent un voyage périlleux pour échapper à la loi et se forger leur propre chemin vers la liberté. Konstantin Bokanov entraîne le public dans un récit souvent abrupt, voire violent et qui ne convient certainement pas aux âmes sensibles. Le cinéaste bulgare parvient à réaliser une représentation de l’amour, Inespéré, qui survient dans les circonstances les plus horribles et qui devient le stimulus pour un changement de vie.

Pour offrir cette vision radicale de la féminité indienne qui se heurte aux carcans de la tradition, Konstantin Bojanov a opté pour un drame queer provocateur qu’il décrit comme un thriller noir, accompagné par la musique, judicieusement amenée, de Petar Dundakov. La narration du récit, parfois trop oblique, bénéficie du soutien du montage pertinent de Tom Hsin Ming Lin et de la photographie, tantôt lumineuse, tantôt emplie de noirceur, à l’image de la vie de Renuka, est signée Gabriel Lobos. Si l’intrigue a une chute prévisible et inévitable, elle est renforcée par le jeu de la distribution, et en particulier, par la performance d’Anasuya Sengupta et d’Omara Shetty.

Né en 1968, Konstantin Bojanov, cinéaste et artiste bulgare, est diplômé de l’Académie nationale des arts de Sofia en 1987. Il poursuit ses études au Royal College of Art de Londres puis à l’université de New York pour y apprendre la réalisation de documentaires. Sa carrière de plasticien démarre dans les années 1990 à Londres et son travail sera présenté à travers de nombreuses expositions de Shanghaï à Los Angeles en passant par Zurich. En 2001, il se lance dans le cinéma avec le court métrage Lemon is Lemon suivi du documentaire Invisible (2005), avant que son premier long métrage Avé soit présenté à la Semaine de la Critique à Cannes en 2011.

À l’occasion de la présentation en avant-première de The Shameless à Lausanne et à Genève, Konstantin Bojanov est venu avec son actrice principale, Anasuya Sengupta, récipiendaire du Prix de la meilleure actrice dans la section Un certain Regard. Il nous a parlé de son inspiration, des conditions des femmes dédiées à la pratique du Devadâsî, de sa façon de filmer, entre autres. Rencontre:

Quelle est la genèse de votre troisième long-métrage de fiction ?

L’aventure de The Shameless a commencé il y a douze ans sous la forme d’un documentaire présentant quatre histoires distinctes. À travers celles-ci, j’ai cherché à explorer des thèmes tels que l’amour, la sexualité, le libre arbitre et l’expression artistique, dans les limites des castes et des croyances religieuses de l’Inde d’aujourd’hui. J’avais lu une histoire sur les Devadâsî dans Neuf Vies a la recherche du sacre dans l’Inde d’aujourd’hui (2010) de William Dalrymple et en avais acheté les droits, mais je ne savais pas ce que je voulais en faire. J’ai alors décidé de tourner un documentaire avec les femmes Devadâsî du Karnataka. Plus facile à dire qu’à faire ! J’ai vite compris que cela ne marcherait probablement pas, et c’est alors que j’ai décidé de le fonctionnaliser.

La Renuka qui a inspiré votre film a-t-elle accepté facilement de se livrer à vous ?

En 2014, j’ai commencé à filmer la première de ces histoires, centrée sur la vie de Reshma, une travailleuse du sexe Devadâsî de trente-deux ans du nord du Karnataka. Le lien étroit qui unit Reshma à une autre travailleuse du sexe m’a inspiré une histoire d’amour fictive entre une femme fuyant la loi et une jeune fille née dans le système Devadâsî. Les débuts de Reshma ont également influencé le personnage de la jeune fille, Devika.

Lorsque vous avez discuté avec ces femmes, pendant le tournage du documentaire, a-t-il été difficile d’obtenir leur confiance et de les convaincre que vous ne tenteriez pas de les exploiter ?

L’un des moments les plus émouvants de ma vie, et je n’exagère pas, a été lorsqu’elles ont déclaré que personne n’avait prêté attention à ce qu’elles avaient vécu auparavant. J’ai un énorme problème avec la « pornographie de la pauvreté », et même ce documentaire – que je publierai peut-être un jour sous forme de court métrage – était très observationnel. Je n’ai jamais voulu de ce point de vue condescendant. Je voulais montrer des êtres humains avec des problèmes similaires aux nôtres, mais nés dans des circonstances très différentes. Ils ne demandent pas la pitié. La dernière chose à laquelle je pensais était une immersion dans la vie de ces femmes sans voyeurisme.

Dans The Shameless, Anasuya Sengupta incarne le personnage fictif de Renuka qui cumule les outrances dans la société indienne qui applique encore, insidieusement, le système des castes : fumeuse invétérée, grossière, lesbienne, qui se prostitue pour survivre et qui vous a été inspirée par Reshma. Pouvez-vous nous dire les thèmes que vous vouliez développer ?

J’ai cherché à explorer plusieurs thèmes, dont l’amour, la sexualité, le libre arbitre et l’expression artistique, dans le milieu des femmes qui se prostituent en tant que servantes de la déesse. Effectivement, le système des castes a été aboli, mais ces travailleuses du sexe appartiennent à des milieux défavorisés et sont vouées à y rester toute leur vie à cause des croyances religieuses de l’Inde d’aujourd’hui. Mais je voulais aussi parler de liberté ! Mes deux personnages féminins principaux aspirent à la liberté : Devika qui fuit sa réalité en ayant ses visions – en Occident, on parlerait de maladie mentale – et qui se réfugie dans ses compositions de chansons rap puisqu’elle rêve de devenir rappeuse. Renuka subit le patriarcat et la violence des hommes en tant que prostituée mais choisit d’aimer qui elle veut, peu importe les injonctions de la société. En ce sens, ces deux femmes se dirigent vers la liberté.

Votre film est à la fois réaliste mais aussi onirique ; comment le définiriez-vous ?

Je le décrirais comme un thriller noir. Mon objectif n’a jamais été de réaliser un drame social ou un film réaliste. Je ne suis pas un cinéaste réaliste. Il s’agit plutôt d’une fable.

L’histoire se déroule essentiellement dans les bordels ; le choix de ce lieu est lié aux femmes consacrées à la déesse par la pratique du Devadâsî ?

C’est une communauté très insulaire qui fonctionne selon ses propres règles strictes. Elle tombe amoureuse d’une fille qui aurait dû travailler dans ce secteur depuis longtemps, mais elle a eu un accident enfant, si bien que tout le monde dans la famille et le quartier pense qu’elle a un problème. Pourquoi faire ce film ? Je crois sincèrement que les histoires doivent être partagées, et je m’oppose à la xénophobie culturelle qui considère les histoires comme appartenant à une culture particulière. Je pense que les histoires nous unissent. Dans de nombreuses cultures, les hommes sont très doués pour imposer des choses violentes aux femmes et les maintenir sous pression. Ce n’est malheureusement pas propre à l’Inde.

Quel a été le plus grand défi pour réaliser ce film ?

Il y en a eu plusieurs. Le plus grand défi a été d’écrire ce scénario en anglais. Tout au long du développement, j’ai eu recours à de nombreux conseillers. Il n’y a aucun élément népalais ni européen dans le film. Le film est en hindi, ce qui a été un autre défi à relever. J’ai rencontré Anurag Kashyap pendant le développement du documentaire. Nous nous sommes rencontrés à Cannes pendant dix minutes et il m’a invité. Lors de mon tout premier séjour à Mumbai, j’ai séjourné chez lui. Il m’a donc été d’une aide précieuse au fil des ans.

Comment avez-vous procédé pour le casting ?

J’ai eu un casting principal fantastique et dévoué. Rohit Kokate était un vrai plaisir à filmer. Je l’ai vu dans le film Lovefucked (réalisé par Aadish Keluskar en 2018) sur Netflix et je l’ai choisi en raison de la complexité d’Oinesh, le personnage sociopathe et sadique qu’il incarne. Dans notre film, il est un aspirant politicien. Je connais Tanmay Dhanania, qui joue Murad, le frère de Renuka, depuis très longtemps grâce à mes amis cinéastes de Calcutta.

— Anasuya Sengupta et Rohit Kokate – The Shameless
Image courtoie First Hand Films

Le film est porté par Anasuya Sengupta; comment l’avez-vous rencontrée ?

Ce choix de casting est le plus inhabituel, non pas pour moi mais pour quelqu’un qui regarde le projet de l’extérieur. Le casting a duré plus de huit mois à Mumbai. Plusieurs actrices indiennes très connues du cinéma indépendant étaient intéressées. Mais je regardais sans cesse des photos de cette femme sur Facebook : il s’agissait d’Anasuya Sengupta, l’actrice qui je souhaitais pour incarner Renuka. C’est une artiste et une décoratrice, et je l’ai contactée par l’intermédiaire du groupe de cinéastes de Calcutta. J’ai vu en elle le personnage, et ce n’est pas seulement son apparence, mais aussi son attitude. Il y avait quelque chose en elle. Elle a été incroyablement surprise ; il lui a fallu un mois pour répondre.

Vous avez choisi d’insérer des scènes de rêves dans le récit; pour quoi ce choix de l’onirisme ?

Le réalisme social n’est pas quelque chose qui m’est proche. Toutes les filles censées se vouer à la déesse se voient raconter la même histoire. Une tragédie a eu lieu dans leur vie, lorsqu’elles étaient petites, et la déesse les a sauvées. Un miracle ! Dans le cas de la femme que j’ai rencontrée, c’était différent. Elle a bel et bien eu un accident mortel et a passé des mois à l’hôpital. Et si – encore une fois – une autre fille avait eu un accident, et que plus tard, tout le monde pensait qu’elle avait un problème ? Dans ces communautés, la maladie mentale n’est pas reconnue. Mais cela retarde le moment où elle doit rejoindre « l’entreprise familiale », et cela explique aussi ses visions. Je pense qu’elles sont essentielles à l’histoire. De plus, je ne suis pas assez stupide pour faire un film hyperréaliste dans une langue que je ne parle pas, sur une culture qui n’est pas la mienne. C’est une fable.

La rencontre entre Renuka et Devika semble symbolisée par le yin et le yang. La première a tout vu et tombe amoureuse de quelqu’un qui n’a rien connu. Cette étrange dynamique vous a-t-elle intéressé ?

Tout à fait ! Son arrivée dans la vie de Devika devient le catalyseur de sa libération. Jusque-là, elle ne s’était rebellée qu’à petite échelle. Pour la plupart des gens, sa mère peut paraître brutale et despotique. Mais elle ne sait pas faire autrement. La réalité est bien pire que ce que je montre : la « première nuit » de ces filles survient si tôt. On parle même d’enfants mais je ne voulais pas montrer une telle réalité dans mon film.

Quelles ont été les difficultés pour mener à bout ce projet ?

L’oppression de cet environnement était délibérée. Nous ne pouvions pas tourner en Inde pour diverses raisons, dont le refus d’autorisations, et le Népal s’est imposé comme la seule option. Je m’y suis rendu et j’ai réécrit le scénario, car Katmandou est une ville incroyablement claustrophobe. Il n’y a pas d’espace ! Cela peut surprendre, mais Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975) de Miloš Forman est ma référence la plus proche. Ici aussi, on y retrouve une étrangère qui tente d’échapper à sa situation difficile, qui s’intègre dans une communauté insulaire et se rebelle contre ses règles strictes. C’est l’histoire d’une vengeance, d’un sacrifice, d’une personne qui croit n’avoir d’obligations qu’envers elle-même. Et puis elle se transforme, même si, au début, elle ne croit même plus à l’amour.

Vos avez mentionné Miloš Forman. Avez-vous des cinéastes qui vous inspirent du point de vue technique ?

J’aime le cadrage presque systématiquement frontal, la composition picturale du cinéma d’Ozu qui travaillait invariablement un 50mm et pratiquait un montage cut (technique de montage qui consiste à passer d’un plan à l’autre de façon nette et sans transition; N.D.L.R.) et insère des plans sans personnage, comme, par exemple le ciel nuageux, des rues, des paysages, mais aussi des objets du quotidien, des intérieurs de maisons comme dans mon film, les maisons closes.

Vous accompagnez la sortie de The Shameless dans divers pays ; travaillez-vous déjà sur un nouveau projet ?

Je suis heureux du succès de mon film qui a déjà été projeté dans de nombreux festivals comme Palm Springs, Luzern, European Film Awards, European Feature Film 2024, GIFF, Warsaw, Warsaw International Film Festival, Rio de Janeiro, Busan et Sarajevo. Un producteur indien qui a pris en charge la post-production a négocié des droits pour l’Inde, le Népal, le Sri Lanka et le Bangladesh. Je travaille déjà sur un nouveau projet qui sera encore lié aux femmes.

Lire ici l’entretien avec Anasuya Sengupta

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

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