Yuli, d’Icíar Bollaín, retrace le destin de Carlos Acosta, danseur étoile, des rues de Cuba au Royal Ballet de Londres – sur les écrans romands
Yuli est le surnom de Carlos Acosta. Son père Pedros, descendant d’esclaves africains, l’appelle ainsi parce qu’il le considère comme le fils d’Ogún, un dieu africain, un combattant que Pedro Acosta prie et invoque régulièrement. Cependant, depuis son enfance, Yuli a toujours fui toute forme de discipline et d’éducation, se rebellant constamment contre l’autorité paternel comme contre le carcan des institutions scolaires.
Les rues d’une Havane appauvrie et abandonnée sont sa salle de classe personnelle. Par contre, son père ne pense pas la même chose car il sent briller une étincelle au fond de cet enfant rebelle, une étincelle qui ne demande qu’à jaillir ! Pedro Acosta sait que son fils a un talent naturel pour la danse et c’est la raison pour laquelle il l’oblige à fréquenter l’Ecole Nationale des Arts de Cuba. Malgré ses évasions répétées et son indiscipline récurrente, Yuli finit par être captivé par le monde de la danse, et ainsi, dès son plus jeune âge, il commencera à forger sa légende, devenant le premier danseur noir à réussir à jouer certains des rôles les plus célèbres du ballet, écrits à l’origine pour des danseurs blancs comme Roméo, dans des compagnies telles que le Houston Ballet ou le Royal Ballet de Londres.
Le dernier long métrage de l’actrice, réalisatrice et scénariste espagnole Icíar Bollaín Pérez-Mínguez, plus communément appelée Icíar Bollaín propose plus qu’un simple biopic.
Yuli est non seulement l’histoire et d’efforts et de progression d’un être que rien ne prédestinait à un tel succès, en particulier ses origines sociales, mais c’est aussi un vibrant hommage à Cuba, cette île aux influences bigarrées, à son contexte politique si éprouvant pour les habitants qui tentent, au risque de leur vie, la traversée vers la Floride (le scénario est signé Paul Laverty), de son histoire ensanglantée surtout quand on parle de l’héritage esclavagiste et du contexte socio-économique empli de désespoir depuis plusieurs décennies.
Le film d’Icíar Bollaín surprend par sa finesse et la sensibilité, tant esthétique que narrative, avec lesquelles les scènes de danse sont tournées. En ce sens, le travail d’Álex Catalá en tant que directeur de la photographie et qui fait un usage prodigieux de la lumière naturelle, d’Alberto Iglesias, compositeur de la bande sonore, d’Acosta en personne et de ses chorégraphies sont magnifiés par le travail d’Iciar Bollaín et sa capacité à composer des séquences d’un lyrisme immense, comme cette danse désespérée sous la pluie d’un enfant qui se rebelle contre lui-même et contre ceux qui l’entourent car il est piégé par son propre talent dans un monde profondément hostile qui ne perçoit ni sa fougue, ni sa soif de liberté ni son talent en devenir … Mis à part ce père autoritaire qui ne fléchit pas devant les obstacles pour permettre à son fils de faire éclore le talent qui sommeille en lui, parfois en le rouant de coups pour le remettre dans le droit chemin.
Rappelons que la soeur jumelle d’Iciar Bollaín, Marina, se dirige vers la chanson et l’opéra pour devenir chanteuse d’Opéra. On connaît l’incroyable connivence qui unit des frères et des soeurs jumeaux. C’est sans tout cette entente tacite et gémellaire qui apporte à nombre de films d’Icíar Bollaín une exultation de l’art dans la confrontation entre liberté et répression, une opposition qui bat la mesure.
Dans son dernier film, la cinéaste utilise pour sa mise en scène la vie du danseur Carlos Acosta pour composer une histoire qui va au-delà de la simple autobiographie. Yuli aborde de multiples facettes qui composent un être – le sentiment d’infériorité raciale et la lutte pour s’en sortir, le conflit identitaire, dont le protagoniste souffre depuis son enfance dès le moment où il est forcé par ses parents à étudier la danse comme moyen dessertir du milieu social défavorisés dont il est issu, la rébellion.
Le film souligne combien le racisme est présent, y compris au sein de familles mixtes comme celle de Carlos Acosta; à travers une scène poignante, alors que la soeur de sa mère, blanche de peau, vient la chercher ainsi que sa fille aînée, Berta, aussi banche de peau, pour les emmener aux Etats-Unis avec elle qui a organisé sa fuite vers le pays de l’Oncle Sam. Délibérément, elle tente à plusieurs reprises de la convaincre de partir avec sa fille aînée laissant à Cuba la seconde fille, Marili, noire de peau et Carlos, métis, auprès de leur père Pedros. Cette scème résume en une séquence le racisme viscéral qui sévit à Cuba.
Yuli dépeint avec justesse et finesse cette indépendance, à la fois artistique et économique, qui permettra à Carlos Acosta de s’épanouir dans la danse et le conduira à devenir une star internationale, mais cette ascension fulgurante entretiendra des contradictions constantes à l’âge adulte lorsqu’il éprouvera le sentiment d’avoir trahi ses racines et les gens qu’il aime précisément parce qu’il bénéficie de cette liberté qui leur manque.
Deux moments du film rappelle ce sentiment de culpabilité et de trahison à l’garde de ses proches. D’abord quand Yuli appelle sa famille depuis Londres : alors que son père l’encourage à poursuivre et accepter un contrat à New-York, sa mère le supplie de rentrer à la maison, au grand désespoir du père de famille. Une deuxième scène montre Carlos Acosta qui découvre un porte-documents que son père à constitué au fil des ans, récoltant toutes les coupures d’articles au sujet de son fils, ses prix et sa consécration.
Le film d’Iciar Bollaín sait montrer avec justesse et pudeur les contradictions du danseur étoile tout au long de sa vie dès ses premiers pas dans l‘univers de la danse : emmené à l’audition d’entrée à l’École nationale du Ballet cubain, le jeune garçon proteste en s’exclamant :
« Je ne veux pas être danseur, je veux être normal, je ne veux pas qu’on me traite de pédé ! »
On sent alors la pression du regard social et les préjugés véhiculés par un atavisme patriarcal et machiste.
Yuli questionne et soulève l’épineuse question de savoir si nous pouvons choisir entre être nous-mêmes ou si nous devons être forgés par les carcans qu’on nous impose, des questionnements à dimension universelle.
La trajectoire de l’artiste est racontée de manière conventionnelle, avec des sauts continus dans le temps, entre son enfance et la vie cruelle de l’artiste, avec de subtiles transitions entre les chorégraphies de Carlos Acosta – des chorégraphies faisant allusion aux étapes de sa vie – et des moments plus biographiques qui le replongent dans le chemin parcouru, liés entre eux par la bande-son qui sert de transition efficace.
Le physique athlétique de Carlos Acosta amène souvent le public à le comparer aux danseurs étoiles russes Mikhail Baryshnikov et Rudolf Noureev … Apparemment, les grands talent sont souvent le fruit de destins douloureux et contrariés.
Le film d’Iciar Bollaín est à découvrir sur les écrans de Suisse romande.
Firouz E. Pillet
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