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Sortie aux Cinémas du Grütli d’El motoarrebatador (L’homme à la moto), d’Agustín Toscano, qui brosse un portrait acerbe et brut de l’Argentine contemporaine

Après avoir présenté son premier long métrage Los dueños (Les propriétaires), présenté dans le cadre de la Semaine de la critique en 2013, et co-réalisé avec Ezequiel Radusky, Agustín Toscano a présenté son deuxième long métrage et son premier film en solo dans la section Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 2018.

https://www.youtube.com/watch?v=ubHibeYlMzY

 

El motoarrebatador est un film intelligent, sans fioritures et à l’intrigue forte et dérangeante qui va de l’intime des protagonistes au malaise social d’un pays.

La séquence d’ouverture observe deux motards casqués dont la visière respective est aussi noire et opaque que leurs casques, ne laissant apparaître ni le contour de leur visage ni leur regard. Les deux motards, l’un au guidon, l’un à l’arrière de la moto, semblent observer des passants. Sur le trottoir opposé, une femme d’un certain âge, entre dans une banque pour retirer de l’argent au distributeur automatique.

A peine sort-elle de la banque que les deux individus démarrent en trombe et le passager arrière tente delui arracher son sac mais la dame ne lâche pas prise et commence à être traînée à toute vitesse jusqu’à ce qu’elle soit projetée sur l’asphalte. Les voleurs s’enfuient, la laissant au sol, inconsciente, et et roulent à tombeaux ouverts jusqu’à une décharge à la périphérie de la ville de Tucumán; ils cherchent dans le sac de la victime son portefeuille et partagent le butin. Cependant, l’un des deux malfrats, Miguel conservera aussi la pièce d’identité de la victime. Ainsi, El motoarrebatador s’ouvre avec une séquence forte et brutale qui donnera le ton de tout le film.

— Sergio Prina – El motoarrebatador (L’homme à la moto)
© MURILLO CINE

Comme son titre l’exprime bien, il raconte l’histoire d’un motoarrebatador – un voleur à l’arrache en moto – nommé Miguel Ángel (Sergio Prina) qui, en compagnie d’El Colorado – le « coloré », vu ses cheveux passés à l’eau oxygénée, (Daniel Elías), agresse Helena (Liliana Juárez) à la sortie d’un distributeur automotaque. Une fois le vol consommé, la femme est amenée aux soins intensifs pour de multiples blessures et Miguel se sent coupable de ce qui a été commis. Pourtant coutumier des vols à l’arrache, il ne parvient pas à oublier cette femme. Pour cette raison, il essaie de se racheter non seulement avec elle, mais cherche aussi à redresser sa vie, en évitant le chemin du crime qu’il suit habituellement.

Séparé de la mère de son fils Léon (Zelarayan) qu’il ne voit que eux jours par semaine, il s’entend très mal avec son ex-partenaire Antonella (Camila Plaate), bien que de temps en temps ils aient des rapports sexuels. Miguel gagne sa vie au moyen de multiples vols et délits dans cette ville du Nord de l’Argentine, San Miguel de Tucumán, qui est dans un chaos à cause d’une grève des policiers et de vols en série qui déclenche une vague de vandalisme qui perdure en toute impunité dans la ville. Les vols des grands magasins sont mêmes diffusés au téléjournal local mais se poursuivent sans que les criminels soient inquiétés. En d’autres termes, le contexte idéal pour toutes sortes de vols qualifiés.

— Sergio Prina – El motoarrebatador (L’homme à la moto)
© MURILLO CINE

Mais pour Miguel, le contexte de son dernier vol s’est avéré  trop violent et Miguel reste dominé par un terrible sentiment de culpabilité. Ayant conservé les documents de sa victime, il découvre son identité et se rend à son adresse. Il découvre une belle demeure avec une immense cour dans un quartier privilégié de Tucumán. Puis il se rend à l’hôpital et découvre qu’Elena a survécu mais est restée totalement amnésique. Ainsi, Miguel continue à lui rendre visite tous les jours en se faisant passer pour un lointain parent (le seul qui lui rende visite à l’hôpital jusqu’à l’apparition d’une voisine, Flora, jouée par Mirella Pascual).

A l’instar des frères Dardenne, l’univers d’Agustín Toscano est sombre, brut et décrit une réalité difficile et éprouvante pour les spectateurs. Et, comme chez les Dardenne, la seule voie possible pour s’extirper de ce marasme et de ce désespoir – ici de cette tromperie – semble être la voie de la rédemption qui sera atteinte par divers biais : Miguel choisit ce mensonge pieux, un moyen de l’aider, de se racheter une conscience et une droiture, peut-être un moyen d’avoir une seconde chance ?

Ce qui semble primer chez Agustín Toscano est l’approche morale qui siège au cœur d’un film dont la narration décrit la dégradation progressive, une descente en enfer personnel d’un agresseur qui est aussi victime de l’état des choses dans Tucumán tendu et oppressant, dans un contexte qui broie les petites gens.

— Sergio Prina et Liliana Juárez – El motoarrebatador (L’homme à la moto)
© MURILLO CINE

Ici, l’’insécurité en Argentine n’est pas une sensation ou une impression mais bel et bien une réalité qui peut être perçue dans la rue et dans la vie de tous les jours. Les spectateurs n’ont pas besoin de s’aventurer dans des rues inconnues des quartiers défavorisés pour faire face à une sorte d’agression. Toute la ville semble avoir sombré dans un chaos social, politique et humain. Dans El motoarrebatador, cette situation quotidienne est clairement reflétée et se répète inlassablement. Agustín Toscano, réalisateur et scénariste du film, né à  Tucuman brosse un portrait brutal et dénué de foiraitures de sa ville natale.

La photographie de ce long métrage est extrêmement peaufinée et précise pour représenter une histoire triste,  amères, emplies de noirceur mais où quelques étincelles d’humanité et d’espoir subsistent, et même, par moments, des zestes d’humour. La mise en scène d’Agustín Toscano peut complètement piéger les spectateurs, le confrontant à des scènes d’une extrême brutalité, ou choisir de les repousser délibérément afin de leur montrer de manière ostentatoire que cet univers leur est inconnu.

En ce sens, le film d’Agustín Toscano propose une expérience unique et novatrice même si le scénario ne convainc pas et souffre de nombreuses incohérences : par exemple, quand Miguel se rend pour la première fois au chevet d’Elena, ni la patiente ni la doctoresse qui la suit ne semblent douter de la véracité des propos de Miguel. Cependant, plus tard dans le récit, Elena confiera à Miguel que la doctoresse et elle se méfiaient de lui, un sentiment absolument pas tangible dans le récit.

Le scénario ne contient aucune lacune mais la résolution des conflits de l’intrigue n’est pas toujours crédible car  les solutions semblent irréalistes dans un film où la vraisemblance est essentielle.
Avec un registre qui se réfère au cinéma social des frères Dardenne et de Ken Loach et même de Pedro Almodóvar (les malentendus et quiproquos provoqués par l’amnésie), et avec une excellente distribution d’acteurs avec lesquels Toscano travaille depuis quelque temps au théâtre, El motoarrebatador laisse une impression puissante, contradictoire, inconfortable et troublante de familles brisées et crises affectives dans le contexte de conflits sociaux forts, proposant un tableau pessimiste des problèmes brûlants de l’insécurité et du chômage sans stigmatiser les classes défavorisés mais laissant pointer une part d’humaniste.

El motoarrebatador (L’homme à la moto) sort aux Cinémas du Grütli.

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

Journaliste RP / Journalist (basée/based Genève)

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