Avec Peter von Kant, François Ozon retrouve sa verve cinématographique – Rencontre avec le réalisateur et Denis Ménochet
Après plusieurs films dans une veine plus réaliste, mettant au centre du film son sujet (Tout s’est bien passé 2021 ; Grâce à Dieu, 2018), le cinéaste français à la cadence de production métronométrique (un film par an) revient à la célébration des arts en adaptant la pièce de Rainer Werner Fassbinder, Les Larmes amères de Petra Kant, qu’il avait lui-même adapté en 1972 à l’écran. Comme dans Huit Femmes (2002) ou Gouttes d’eau sur pierres brûlantes (2000, également une adaptation de Fassbinder), Ozon entre dans le genre Kammerspiel visant à plonger son public dans les jeux de rôles de ses personnages, créer une intimité et une proximité réflective. En revanche, la notion de dépouillement scénique et de mise en scène inhérente au genre est totalement écartée par Ozon qui use et s’amuse de l’ostentatoire de l’artefact, sublime ses décors et costumes, avec ce génie d’aller plus loin que la simple représentation des années septante, conférant à l’atmosphère qui s’en dégage un repère sur l’échelle temps, sans pourtant jamais ne le figer. C’est ainsi que les thèmes évoqués – l’amour, la passion, la jalousie, l’emprise, les relations de pouvoirs, la domination de classe – véhiculent ce sentiment familier de l’intemporalité.
© C. Bethuel / FOZ
Dans la version originale, Petra von Kant, styliste, maltraitait et humiliait son assistante Marlene et tombait amoureuse de Karin, plus jeune et d’origine modeste qu’elle se proposait de lancer dans le monde de la mode. La proposition d’Ozon est d’inverser les genres : Peter von Kant (Denis Ménochet) est un réalisateur célèbre, entouré de sa muse cocaïnée (Isabelle Adjani) et sa mère éthérée (Hanna Schygulla), qui maltraite et humilie constamment son assistant mutique, Karl (Stéfan Crépon). Il tombe éperdument amoureux d’un jeune homme de 23 ans, Amir (Khalil Gharbia), sans le sou et sans réelles perspectives. Peter von Kant veut faire de lui une star et son amant exclusif.
Lire la critique publiée lors de la Berlinale 2022.
Le film sort sur les écrans romands ce mercredi 13 juillet.
Rencontre avec François Ozon et Denis Ménochet
C’est votre seconde adaptation de Fassbinder, quand avez-vous découvert son univers ?
François Ozon : Le premier film que j’ai découvert de Fassbinder était son dernier, Querelle, c’était en 1982, j’étais étudiant en cinéma. Cela a été un grand choc pour moi, toute cette étrangeté, cette noirceur, cette puissance, cette perversité (rires), cela a été une grande découverte. Plus tard, j’ai vu une rétrospective mise sur pied après sa mort, à Paris, où j’ai découvert tous ses films. Les Larmes amères de Petra von Kant est un de mes préférés. Quand j’étais étudiant, je préférais sa première période, quand il n’avait pas d’argent et tournait très vite. En travaillant sur Peter von Kant, j’ai revu ses derniers films, Querelle, Le Secret de Veronika Voss, Lili Marleen, et je les aime aussi, peut-être même plus que ces premiers maintenant. Mon film est une combinaison de tous ces univers visuels.
Dans votre film, Petra devient Peter. Pourquoi avoir inversé les genres ?
F.O. : Pour moi, il n’y avait aucune raison de faire un remake avec une femme. Le film original de Fassbinder est un chef-d’œuvre. Je voulais donner une autre interprétation de cette histoire d’amour allemande, un point de vue français. C’est un peu comme un metteur en scène de théâtre qui prend des textes classiques comme Shakespeare ou Tchekhov et en donne une version moderne. De plus, j’avais l’impression que Les Larmes amères de Petra von Kant était une sorte d’auto-portrait du réalisateur. Lorsque j’ai parlé avec la veuve de Fassbbinder, Juliane Lorenz qui était sa dernière monteuse, elle m’a confirmé que cela évoquait son histoire d’amour avec Günther Kaufmann, un de ses acteurs fétiches. Quand j’ai appris cela, il m’a été facile de changer le genre et l’énergie de l’histoire.
Peter von Kant en alter ego de Fassbinder est très dictatorial, comme on image aisément le réalisateur allemand l’avoir été…
F.O : Comme tous les réalisateurs (rires). C’était intéressant de déconstruire la dynamique de pouvoir. On connait le cinéma: quand vous êtes le réalisateur, vous êtes Dieu! Vous créer un univers, tout le monde travaille pour vous et votre vision. Je voulais montrer que l’on peut avoir ce désir de possession, de tout contrôler, et qu’en réalité, c’est impossible. Il faut se confronter à la réalité, être pragmatique. Ce que j’aime avec ce personnage de Peter von Kant est qu’il a cette vision théorique de l’amour, des relations entre les êtres, et qu’il réalise qu’il est totalement perdu et détruit par ses sentiments et son incapacité à tomber amoureux normalement, de considérer l’autre comme une personne et pas comme sa créature.
Avez-vous tout de suite pensé à Denis Ménochet pour le rôle de Peter ?
F.O. : Nous avons fait deux films ensemble, Dans la Maison et Grâce à Dieu, il est devenu un ami, cela était pour moi évident de lui proposer le rôle. Il était effrayé au début car il n’a jamais fait de théâtre, il y avait beaucoup de texte, il était surexposé avec ce personnage. On a beaucoup discuté, mais il savait que c’était un cadeau de faire ce rôle, de le défendre. En travaillant avec les autres acteurs, cela a finalement été assez simple.
Denis Ménochet : Oui, pour moi le plus inquiétant était de ne pas oublier mon texte (rires). Certaines scènes me faisaient un peu peur aussi, danser, être dénudé… ce n’était pas facile pour moi, mais c’était très intéressant d’explorer ce côté vulnérable. Nous avons beaucoup travaillé en amont, fait beaucoup de répétitions, tout le dispositif m’a beaucoup aidé, le travail de lumière également – je pense ici encore à cette scène où je danse à moitié nu. Avec François, nous avons beaucoup discuté du rôle. L’idée était de comprendre pourquoi il est dans cet état. Après, je me suis laissé porter.
Êtes-vous familier du cinéma de Fassbinder ?
D. M. : Pas vraiment. Je suis 10 ans plus jeune que François, et mon grand-père a été tué par les Allemands, donc la culture allemande était en quelque sorte occultée dans ma famille. François me l’a fait découvrir et c’était passionnant, même si ce cinéma est assez cru. À cet égard, je trouve le cinéma d’Ozon très différent de celui de Fassbinder.
Comment ressentez-vous votre personnage ?
D.M. : Il est fasciné par l’apparence d’Amir, en même temps il veut en faire sa créature, avoir le pouvoir sur lui. Pour moi, c’est une preuve de solitude ; il attrape toutes les vies de son entourage et les casse pour ses propres besoins, comme un ogre qui mange des enfants. C’est de l’amour mais c’est très triste. Lorsqu’il s’effondre, il a vit le syndrome du vide. Je crois qu’il est vraiment seul et perdu car il a trop de succès. Ce qui est incroyable est que Fassbinder avait cette idée de l’amour dans une forme de pureté quand il avait 23 ans. Mais en fait, c’est très égocentrique.
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C’est que l’on appellerait aujourd’hui un pervers narcissique…
F.O. : Ma vision est moins brutale et moins amère que celle de Fassbinder. J’ai de l’empathie pour le personnage de Peter von Kant, car j’ai de la tendresse pour lui. Bien sûr, c’est un monstre, un dictateur, en même temps, il est très touchant et je voulais partager ses émotions avec le public, lui donner à comprendre pourquoi il souffre autant. L’idée était d’avoir de vraies larmes, d’une certaine façon. Je crois que chez Fassbinder, les larmes sont plus artificielles. Vous les admirez, mais vous ne les partagez pas.
Hanna Schygulla jouait dans le film original l’amante de Petra von Kant. Vous a-t-elle fait des confidences ?
F.O. : Hanna Schygulla n’a pas répondu à toutes mes questions, elles voulaient garder des secrets. Elle connaissait l’amant de Fassbinder et elle m’a raconté beaucoup de choses sur leur relation. La relation entre Hanna Schygulla et Fassbinder portait le sceau de l’amour-haine, comme toujours, je pense, avec Fassbinder. Une phrase d’Hanna Schygulla m’a beaucoup marqué: « Dans les films, il prétendait être du côté des faibles, mais dans la vie il était du côté des plus forts. » Je trouve que cela le décrit très bien. C’est un paradoxe commun: il y a des gens qui ont des discours très ouverts politiquement, qui sont engagés, et qui dans la vie sont totalement différents. C’est ce qu’on apprend de nos jours, avec #metoo. Cette hypocrisie dans l’espace public. C’est ce que je montre aussi dans Grâce à Dieu avec l’Église.
Le personnage de Sidonie, interprété par Isabelle Adjani, n’est pas dans l’original. Que représente-t-il ?
F.O. : C’est une création, à partir de différentes actrices que je connais ou dont je pourrais rêver. Son rôle permet d’instaurer de l’humour et de la distance par rapport au drame J’étais très heureux qu’Adjani accepte ce rôle – ce n’était pas évident car un rôle secondaire. Je crois qu’elle aime cette histoire et la vision de l’amour qu’elle en donne. Elle a aussi tellement de plaisir à jouer sur sa propre image, de jouer une diva. Les vraies stars n’ont pas autant d’égo, c’est un cliché. Mais en tant que réalisateur, vous devez gérer toutes sortes de personnes. Vous ne pouvez pas diriger tou.tes les acteurs.trices de la même manière, vous devez vous adapter aux besoins de chacun.e.
Un autre personnage apporte du comique à l’histoire, mais aussi de l’étrangeté, celui de Karl…
F.O. : La situation était comique dans le film original également. Ce personnage de femme qui est là tout le temps, qui ne parle pas, mi-servante mi-esclave, cela était fascinant et drôle en même temps. On a accueilli l’humour très naturellement dans le film. Ce n’est pas parce que l’histoire est tragique qu’on ne doit pas rire. D’ailleurs souvent en amour, on est ridicules et on peut être drôle à son insu. Le personnage de Karl est un de mes préférés car vous pouvez y projeter ce que vous voulez, du masochisme, de la perversité, vos propres références. Mais à la fin, je crois qu’il est libre, capable de partir de s’échapper de l’emprise de Peter von Kant.
Comme chez Fassbinder, vous jouez beaucoup avec les effets miroirs dans ce film…
F.O. : J’aime filmer les miroirs, les reflets, cela donne de la profondeur à l’image mais aussi à la réflexion. Cela permet un effet de distanciation pour penser le monde différemment. Aussi, souvent mes films parlent de personnes qui jouent à être des personnages, ils sont des reflets d’eux-mêmes, j’imagine…
Pensez-vous comprendre mieux Fassbinder à présent ?
F.O. : Oui, je comprends sa vision de l’amour. Combien il était difficile pour lui de croire que le réel amour existe. Il était dans une telle idéalisation de l’amour pur, il souffrait tout le temps, car l’amour pur n’existe pas. Il devait toujours se confronter à des intérêts, des compromis, des déceptions, des jalousies. Il avait une vision adolescente de l’amour, comme un enfant qui veut tout. C’est la source de son travail, de son génie et de sa souffrance aussi. Hanna Schygulla m’a dit : « tout le monde croit qu’il est mort si jeune car il travaillait tellement. Moi je pense qu’il est mort si jeune car il ne croyait pas en l’amour. »
Malik Berkati
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