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Berlinale 2021 – compétition : Memory Box de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ; une archéologie de la mémoire de la guerre civile du Liban

Les deux cinéastes sont nés à la fin des années soixante, au Liban,  à Beyrouth. Dès dans leur jeunesse, ils ont cherché des formes d’expression leur permettant de faire face aux conséquences de la guerre civile libanaise. Leurs travaux avec différents médias sont interconnectés sur le plan thématique et formel, mais sont également liés à des projets de recherche. Les thèmes abordés sont les traces de l’invisible et de l’absence, la construction de l’imaginaire et la représentation de l’histoire contemporaine. Nouvelle production à leur œuvre cinématographique et artistique (ils ont reçu le Prix Marcel Duchamp en 2017), Memory Box revient sur les traumatismes de la guerre civile à travers le regard de trois femmes et trois générations.

— Clémence Sabbagh, Paloma Vauthier, Rim Turki – Memory Box
© Haut et Court – Abbout Productions – Micro_Scope

Maia (Rim Turki) vit à Montréal avec sa fille adolescente Alex (Paloma Vauthier). La veille de Noël, un gros paquet arrive par la poste, contenant de vieux cahiers, des cassettes et des photos que Maia avait envoyés depuis Beyrouth en pleine guerre civile à sa meilleure amie qui avait quitté le Liban pour la France avec sa famille. La grand-mère d’Alex refuse d’abord de signer le bordereau de réception à la grande surprise d’Alex. Puis, Maia refuse catégoriquement d’ouvrir le carton et de se confronter à ses souvenirs. Tout ceci ne fait que conforter Alex dans sa curiosité, ceci d’autant plus que ni sa grand-mère (Clémence Sabbagh) ni sa mère ne réponde à ses questions sur leur passé et le Liban. Elle commence secrètement à s’y plonger et commence à découvrir une femme, sa mère, sous un jour qu’elle n’aurait jamais soupçonné, à savoir une jeune fille pleine de vie et de passion amoureuse, interprétée par Manal Issa.

Dès l’entame du film, il est indiqué que le scénario est librement adapté de la correspondance de Joanna Hadjithomas dans les années quatre-vingt. Les cinéastes nous plongent dans cette question lancinante rôle de la mémoire dans la représentation de l’histoire contemporaine, de la transmission de cette mémoire aux générations suivantes. Cette question cruciale est un fort point d’achoppement dans les pays qui ont été en guerre ou colonisés, mais en réalité concerne toutes les formes de sociétés qui se bloquent sur un certain récit national, se joue autant au niveau collectif que familial. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige mettent dans ce film leur mémoire directe par le truchement des carnets et cassettes audio (de 1982 à 1988 entre 13 et 18 ans) que Joana a conservés, ainsi que les photographies de Khalil prises pendant la guerre civile, matériel qui a  servi d’archives pour l’histoire de Maia et Alex.

L’approche visuelle singulière et très créative du récit comprend des photos réelles animés et augmentées part les personnages de fiction. Cela ouvre un champ très graphique qui mélange avec bonheur réalité et fiction. Joana Hadjithomas explique la démarche :

Cela nous a permis de brouiller les lignes et les limites : Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui est fictif ? Ce va-et-vient nous donne la possibilité de revisiter et d’utiliser un certain nombre d’éléments de nos vies sans faire un film autobiographique ; cette combinaison était intéressante pour nous, comme s’il s’agissait d’un dialogue formel et temporel. D’une certaine manière, le réexamen des photos prises durant nos adolescences respectives nous a également mené à être dans le film plus proche de la réalité, plus proche des années 80. Afin d’éviter de réinventer l’esthétique de l’époque nous avons au contraire puisé dans cette source authentique. Ces photos donnent à Alex, coincée à la maison à cause du blizzard canadien, une base concrète à son imagination pour visualiser les histoires qu’elle lit dans les carnets de sa mère, en recréant et reconstituant des moments, un pays, une époque qu’elle ne connaît pas du tout.

Khalil Joreige ajoute :

Les photos sont essentielles dans le film ; elles sont presque comme un film dans le film. Notre souhait était également de montrer un moment de l’histoire de la photographie cinématographique traditionnelle, et travailler sur ce matériel en utilisant des tirages contact, des polaroids, des pellicules super 8 et des images de l’époque que nous avions filmées ou photographiées mais jamais montrées.

Cette approche, incrémentée par une éloquente bande-son de musiques de l’époque, mais aussi de bruits de guerre, entre en fusion avec l’esthétique du temps d’Alex, celui de l’Internet et de la connexion permanente avec son environnement par toutes sortes de canaux.

— mains de Paloma Vauthier, images de Mana Issa, Rea Gemayel – Memory Box
© Haut et Court – Abbout Productions – Micro_Scope

Le narratif gagne aussi en épaisseur avec cette approche visuelle, pour preuve, lorsque la mère et la fille dans un clash qui crèvera l’abcès entre elles et permettra à Maia de s’ouvrir à sa fille et assouvir son besoin de savoir pourquoi sa mère vit dans le déni, sans passion ni véritable vie autre que le fonctionnement au quotidien, c’est la mère qui reprend le fil du récit et laisse la place à une forme classique de dramaturgie où l’on gagne en limpidité, mais où l’on perd en puissance romanesque.

Ce que ne comprend pas Alex, ce que ne comprennent pas en général les générations qui suivent une guerre, une catastrophe, une migration, les trois à la fois même, c’est le silence et le secret qui plombent leur histoire. La première à vouloir cacher les choses à Alex, c’est sa grand-mère qui lui assène : « le passé pue. » Elle fait l’erreur que beaucoup ont faite avant elle et continueront de faire, penser que leurs descendants ne comprendraient pas.  Mais ce qu’ils et elles ne comprennent pas, c’est une histoire sans passé qu’on leur propose, ne se rendant pas compte, à la décharge de leurs parents, que bien souvent la première génération s’est sacrifiée pour qu’ils et elles puissent avoir une vie ouverte sur le ici et maintenant. Mais cette illusion de pouvoir élever des enfants hors sol, de laisser les choses derrière soi en coupant tous les ponts et brûlant les vaisseaux est vouée tôt ou tard à être balayée par le retour du refoulé.

De Joana Hadjithomas & Khalil Joreige ; avec Rim Turki, Manal Issa, Paloma Vauthier, Clémence Sabbagh, Hassan Akil ; France, Liban, Canada, Qatar; 2021; 100 minutes.

Malik Berkati

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