Berlinale 2022 – Compétition : Alcarràs de Carla Simón ; la fin de l’époque de l’agriculture familiale filmée à fleur de peau
Parfois, il n’y a rien de mieux que la fiction pour mettre en valeur la réalité. Carla Simón aurait pu opter pour une forme documentaire, mais son film y aurait laissé les plumes de la sublimation. Car c’est bien de cela dont il s’agit dans cette fresque naturaliste : la sublimation d’un lieu, d’une saison qui annonce la fin d’une époque.
D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, la famille Solé passe chaque été à cueillir les pêches de son verger à Alcarràs, un petit village d’Espagne. Mais la récolte de cette année est la dernière, car la famille est expulsée de ses terres, même si elle peut garder la maison. En effet, le grand-père, qui a laissé l’exploitation à son fils, a bien un contrat de propriété de sa maison, mais pas des terres agricoles qui l’entourent. C’est qu’à son époque comme à celle de son père qui avait commencé l’exploitation, un accord verbal faisait office de contrat. Hélas, au XXIe siècle, l’héritier ne l’entend pas de cette oreille. Ses nouveaux plans pour le terrain comprennent l’abattage des pêchers et l’installation de panneaux solaires dans les champs, ce qui provoque un désaccord au sein de cette grande famille soudée. Pour la première fois, elle est confrontée à un avenir incertain.
La réalisatrice s’est inspirée de sa famille en Catalogne qui cultive également des pêchers. Elle se remémore :
À la mort de mon grand-père, mes oncles ont hérité de la terre et de son entretien. Le deuil de mon grand-père m’a amené à apprécier l’héritage de ma famille et son dévouement à l’agriculture. J’ai appris à voir les arbres qu’ils cultivent comme quelque chose qui pourrait un jour être détruit. C’est ainsi que m’est venue l’intrigue du film.
Carla Simón déroule son récit sans grands effets, elle qui connaît bien son sujet et ses protagonistes nous fait simplement partager la vie quotidienne de cette grande famille, nous invite à sa table, nous engage dans la récolte, nous fait participer aux jeux des enfants. La chaleur de l’été est captée par la lumière qui parfois tombe dans le trou noir du contre-jour, les sons de la nature qui a soif le jour et chante la nuit, les peaux tannées comme les sillons de la terre. Le travail de réalisation est superbe, fluide, magnétique.
Le drame qui nous est conté nous questionne par ailleurs en tant que consommateur.trices. Depuis que l’agriculture est née, la terre est cultivée en collectivité familiale. Ce mode d’agriculture ne semble cependant plus viable. Comment gagner sa vie lorsque le coût de revient est plus élevé que le prix de vente ? Carla Simón dit avoir voulu
rendre un hommage nostalgique mais non sentimental aux dernières familles d’agriculteurs résistantes qui s’accrochent encore à leurs traditions.
Albert Bosch, jeune acteur du film ajoute :
On ne sait plus comment les pêches arrivent dans les assiettes. On les achète au supermarché et on oublie qu’il y a des gens qui les cultivent.
Trois générations vivent sous le même toit chez les Solé. Les relations familiales, les tensions générationnelles et l’importance de l’unité en temps de crise sont un sujet à part entière d’Alcarràs. La cinéaste s’attache aux détails, aux petits gestes quotidiens, aux regards, aux dialogues parfois heurtés par les cris ou les silences, aux énergies et aspirations opposées pour créer cette mosaïque humaine où chaque membre de la famille essaye de se trouver sa propre place dans la vie qui est sur le point de s’ouvrir sur un nouveau chapitre. La réalisatrice a travaillé avec des acteurs non-professionnels de la région d’Alcarràs qui ont un réel attachement à la terre. Elle a parcouru les différents villages de la région – l’équipe a vu environ 9000 personnes ! – afin de constituer cette famille. L’authenticité des gestes, la résonnance du sujet avec leur vie donne au film un ton d’une infinie justesse. Pour autant, Carla Simón ne fait pas dans le militantisme. Elle admet que la situation est complexe : comment réconcilier les différents intérêts – l’agriculture familiale, mais aussi l’implantation de nouvelles énergies. Elle indique qu’il y a
Une multitude d’options sont valables. Je ne veux ni ne peux trancher. Ce que je souhaitais montrer, c’est comment ces conflits d’intérêts impactent une famille.
Jusqu’au bout du film, nous restons avec la famille Solé; on s’y sent bien, presque chez nous, on s’attache et on est un peu tristes de les quitter, comme on serait triste de partir de chez nos ami.es après un riche séjour. On regarde avec elle ce qu’il advient de son territoire avant de reprendre chacun.e notre route.
De Carla Simón; avec Jordi Pujol Dolcet, Anna Otin, Xènia Roset, Albert Bosch, Ainet Jounou; Espagne, Italie; 2022; 120 minutes.
Malik Berkati, Berlin
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