Les Ailes du désir – Berlin, si près, si loin
Le 9 novembre 1989, contre toute attente, tombait le Mur de Berlin. Déjà en 1985, au cœur de la Guerre Froide, un cinéaste avait eu la prémonition des événements à venir et tourna ce qui devait devenir le chant du cygne de Berlin-Ouest, une perle du cinéma mondial et un hymne à l’espoir porté par un immense souffle poétique. Son nom? Wim Wenders. Son film? Les Ailes du désir.
«Lorsque l’enfant était enfant, il ne savait pas qu’il était enfant, pour lui tout avait une âme et toutes les âmes n’en faisaient qu’une…»
Wim Wenders était, durant le tournage des Ailes du désir (1986), convaincu de créer un chef-d’œuvre. C’était aussi l’opinion de ses acteurs, de Peter Falk à Bruno Ganz, et de son équipe, particulièrement celle d’Henri Alekan, son légendaire directeur-photo qui avait commencé sa carrière cinquante ans plus tôt avec La vie est à nous (1936) de Jean Renoir. Pour la petite histoire, Alekan, fine-gueule affamé de bonne bouffe et de vin [1], supplia la journaliste et critique Michèle Levieux, une vieille copine venue le saluer sur le tournage, de l’emmener manger des huîtres. Mais où trouver des huîtres dans cette enclave de Berlin-Ouest? En bonne Française, la journaliste trouve le seul endroit disponible et, miracle, les deux gourmets trouvent une perle dans la première huître! ‘C’est un signe’, s’exclame Alekan. L’histoire du cinéma lui donnera raison.[2]
«Lorsque l’enfant était enfant, ce fut le temps des questions suivantes :
Pourquoi suis-je moi et pourquoi pas toi ?
Pourquoi suis-je ici et pourquoi pas là ?
Quand commence le temps et où finit l’espace ?»
Les énormes moyens utilisés pour tourner Les Ailes du désir causèrent bien des maux de tête au producteur Anatole Dauman, qui se retrouvait avec des dépassements de budgets faramineux, entre autres dus aux improvisations de son réalisateur et à l’utilisation de la coûteuse technique du Transflex inventé par Alekan pour superposer les images. De plus, à la façon des expressionnistes du cinéma allemand, Wenders trouvait des décors naturels qui l’inspiraient et y insérait ses acteurs, ce qui impliquait des déplacements de dernière minute. Terminant ses tournages extérieurs vers 15h (la nuit tombe à cette heure à Berlin l’hiver), il partait alors en repérage. Un jour, l’un de ses régisseurs lui parla d’un bunker toujours miné, le dernier encore debout à Berlin-Ouest, où personne n’avait pénétré depuis la guerre car il était dangereux. Wenders, amoureux de ce lieu chargé d’histoire qui s’emboîtait parfaitement dans l’élément temporel qui constituait l’un des thèmes majeurs de son film, fera déminer le bunker pour l’utiliser. Improvisateur de génie, il habillera les enfants qui jouaient autour du bunker (et le gênait par leurs cris à la vue de Peter Falk) en Jeunesses Hitlériennes, pour ses plans historiques. Henri Alekan passera toute une nuit à créer un plan d’éclairage de ce blockhaus de béton à l’aide d’une rampe de projecteurs au dernier étage. Besoin d’une source d’énergie pour alimenter les énormes projos? On fera venir un camion-générateur de Finlande, le ‘camion des lumières’ devant lequel Michèle Levieux captera Alekan, le pied posé sur un transfo, tel le vainqueur d’une chasse au lion. Et c’est là, devant l’entrée de ce bunker, que Wenders fera arriver la fameuse voiture qui traverse les âges pour arriver à la contemporanéité. L’édifice deviendra un symbole du Temps suspendu, une temporalité emprisonnée quoique mouvante, à l’image de Berlin-Ouest.
«Ce que je vois, entend et sens, n’est-ce pas simplement l’apparence d’un monde devant le monde ? Le mal existe t-il vraiment avec des gens qui sont vraiment les mauvais ?»
De même que le Temps, le Mur de Berlin représentait un personnage si essentiel au film de Wenders qu’il en fit reconstituer des kilomètres en carton-pâte. L’ange Damiel (Bruno Ganz), lequel choisit de chuter pour retrouver la trapéziste qu’il aime (Solveig Dommartin), tombe directement à côté du Mur. Cette dernière se produit dans un cirque campé au milieu de Postdammer Platz, alors un no man’s land vide qui s’étendait au bord du Mur, lequel, rappelons-le était constitué de deux murs de 3,6 mètres de haut surmontés de 302 miradors et gardé jours et nuits par 14 000 soldats en armes et plus de 600 chiens. Ce complexe militaire d’une surface de 200 kilomètres, qui faisait des Berlinois les prisonniers d’une enclave au sein de l’Allemagne de l’Est, était ‘orné’ de barbelés dressés contre le ciel. Mais dans ce ciel, au-dessus d’un Berlin qui, pour les anges de Wenders, ne possède de frontière que celle de la souffrance, les voix des habitants s’unissent en un même bruissement, les solitudes s’accouplent, les intimités se touchent. Et les anges tombent amoureux…
«Sur chaque montagne, il avait le désir d’une montagne encore plus haute,
Et dans chaque ville, le désir d’une ville plus grande encore,
Et il en est toujours ainsi. »
Le Mur est intrinsèque aux Ailes du désir, aussi parce que ce formidable personnage affirme sa présence qu’on le voit ou non. Quand l’œil de l’ange juché sur le haut des structures embrasse la ville dans un tout, qu’il abolit les frontières et qu’on peut rêver à un lendemain de paix pour cette ville cisaillée, vacillante et farouche. ‘Berlin est une ville en creux’, dira Wenders, ‘c’est pour cela que les gens s’y sentent bien’. David Bowie trouvera dans ce lieu d’anarchie et de fermentation artistique une guérison de son accoutumance à la drogue et une inspiration pour écrire Heroes. Il enregistrera d’ailleurs son album Low dans les studios Hansa, dont la vue donnait sur le Mur. Le Mur c’est l’abolition du Temps en même temps qu’il y est intrinsèque, une entité qui stimule autant qu’elle mutile. Dans Les Ailes du Désir, il est une victoire autant qu’une violence puisque l’ange Damiel chute, mais qu’il chute par amour, tout à la fois ultime rébellion et suprême union. L’ange meurt à l’éternité pour s’unir à l’amour. Le Mur mourra, lui aussi, pour permettre au Temps de se remettre en marche.
«Dans l’arbre, il tendait les bras vers les cerises, exalté
Comme aujourd’hui encore,
Était intimidé par les inconnus et il l’est toujours,
Il attendait la première neige et il l’attend toujours.»
L’ange Damiel tombant sur Terre par amour, annoncera la chute du Mur à venir, faisant du film de Wenders une capsule temporelle. Pour le meilleur ou pour le pire, Berlin-Ouest n’existe plus. Reste Les Ailes du désir et son message, inestimable et universel.
«Lorsque l’enfant était enfant, il a lancé un bâton contre un arbre, comme une lance,
Et elle y vibre toujours.»[3]
[1] Par manque de fond, Wenders nourrissait son équipe de saucisses et de jus de fruits.
[2] Michèle Levieux se retrouvera figurante sur le plateau et produira les seules et uniques photos du tournage.
[3] Quand l’enfant était enfant de Peter Handke, scénariste des Ailes du désir. C’est ce poème qui traverse le film. Comme une aile…
Anne-Christine Loranger
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