Berlinale 2022 – Compétition : Peter von Kant, une adaptation libre de Fassbinder par François Ozon, avec un Denis Ménochet au sommet de l’art dramatique !
Avec ses trois prix récoltés depuis 20 ans à la Berlinale, dont le Grand prix du jury en 2019 pour Grâce à Dieu, François Ozon a ouvert la Berlinale avec Peter von Kant, inspiré par Les larmes amères de Petra von Kant (Die bitteren Tränen der Petra von Kant, 1972) de Rainer Werner Fassbinder, auteur qu’il avait déjà adapté et présenté à Berlin en 2000 avec Gouttes d’eau sur pierres brûlantes. Souvent, les films d’ouvertures sont une énigme, il est vrai que cette tâche de choisir un film qui va donner le ton au festival est une chose complexe qui demande de considérer plusieurs choses pour marquer les esprits. Cette année, le choix est clair et s’impose comme une évidence : quoi de plus symbolique que de présenter une libre adaptation d’un film, qui a fait sa Première à la Berlinale il y a 50 ans, en février 1972, avec dans un des rôles-titres Hanna Schygulla, qui fait une apparition dans le film d’Ozon ?
La proposition du réalisateur est d’inverser les genres : chez Fassbinder Petra von Kant, styliste, maltraitait et humiliait son assistante Marlene et tombait amoureuse de Karin, plus jeune et d’origine modeste qu’elle se proposait de lancer dans le monde de la mode ; chez Ozon, Peter von Kant (Denis Ménochet) est un réalisateur célèbre qui maltraite et humilie constamment son assistant mutique, Karl (Stéfan Crépon). Il tombe éperdument amoureux d’un jeune homme de 23 ans, Amir (Khalil Gharbia), sans le sou et sans réelles perspectives. Peter von Kant veut faire de lui une star et son amant exclusif.
François Ozon joue sur de multiples registres dans ce huis clos qui rappelle, au public de 2022, furieusement nos enfermements physiques ces deux dernières années – il sera intéressant de voir comment ce film sera perçu plus tard, quand, si, la pandémie ne sera plus la balise quotidienne de nos vies. Le réalisateur convoque l’humour et la légèreté dans le (mélo)drame, multiplie les références visuelles au théâtre et au cinéma, met en abîme l’histoire de Fassbinder et surtout, dès qu’il entre dans le genre Kammerspiel – visant à plonger son public dans les jeux de rôles de ses personnages, créer une intimité et une proximité réflective –, Ozon renoue avec sa verve cinématographique de Huit femmes ou Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, qu’il met de côté dans ses films plus naturalistes où il semble se concentrer sur son sujet plutôt que sur son cinéma. En revanche, la notion de dépouillement scénique et de mise en scène inhérente au genre est totalement écartée par Ozon qui use et s’amuse de l’ostentatoire de l’artefact, sublime ses décors et costumes avec ce génie d’aller plus loin que la simple représentation des années septante, conférant à l’atmosphère qui s’en dégage un repère sur l’échelle temps, sans pourtant jamais ne le figer. C’est ainsi que les thèmes évoqués – l’amour, la passion, la jalousie, l’emprise, les relations de pouvoirs, la domination de classe – véhiculent ce sentiment familier de l’intemporalité.
Ozon retrouve dans ce récit les mouvements narratifs de caméra – Manu Dacosse, le directeur de la photographie, fait ici un travail formidable – qui permet un travail de rhétorique par l’image. Dans Peter von Kant, les espaces géométriques du huis clos sont contrebalancés par de lents mouvements fluides de caméra qui donnent de l’amplitude aux lieux, arrondissent les impressions d’enfermement, ouvrent des espaces aux spectatrices et spectateurs qui ont ainsi la latitude de suivre les personnages sans se sentir oppresser, confiner dans les sphères physiques et mentales des personnages, au risque de se détacher de leur histoire. À cet égard, Ozon joue sans retenue des effets miroirs, au sens littéral du terme, avec des cadres à multiples reflets. Nous sommes enfermés dans l’appartement de Peter von Kant, mais la cadre fourmille de détails, de références artistiques qui agissent comme une réalité augmentée pour celles et ceux qui les attrapent au passage. Cet aspect compense même certains passages un peu long ou répétitifs de disputes entre Peter et Amir, de monologues de Peter von Kant qui peuvent faire tomber la tension du récit comme l’attention des spectateurs-trices.
Le choix et la direction des acteurs sont remarquables. Ozon offre un rôle délicieux à Isabelle Adjani, ancienne amante et meilleure amie de Peter von Kant, entre auto-parodie et auto-dérision. Il confie dans un rire qu’elle
« n’était pas dans Huit femmes, alors je la fais chanter vingt ans après. Son rôle dans la pièce original est beaucoup moins développé. Son rôle permet d’instaurer de l’humour et de la distance par rapport au drame ».
Une autre qu’il fait chanter, c’est Hanna Schygulla, mère de Peter, émouvante à retrouver cinquante ans après, dans un autre rôle que celui du film original. Stéfan Crépon porte dans son mutisme obtus, ses regards scrutateurs une étrangeté qui appuie le sentiment d’aliénation qui traverse l’histoire. Amir est interprété par Khalil Gharbia avec une aisance et une faculté à évoluer dans son personnage qui promet un bel avenir à ce jeune acteur. Quant à Denis Ménochet, il est époustouflant dans ce rôle de cinéaste égotiste, maltraitant, instable dans ses humeurs, jouant de son pouvoir pour arriver à ses fins tout en s’attachant lui-même la potence de la dépendance. C’est la troisième collaboration de Ménochet avec le réalisateur qui explique qu’il a
« tout de suite penser à Denis pour ce rôle mais (je) n’étais pas sûr qu’il accepte. Il avait à la fois très peur mais était excité par l’idée de ce rôle qui n’est pas évident dans sa dimension émotionnelle à laquelle il faut s’abandonner. On ne voit pas souvent des hommes se laisser aller pleinement à pleurer, à souffrir. Denis s’est complètement livré. »
Denis Ménochet ajoute :
« Je me mets toujours au service et aux émotions de mon personnage, de la manière la plus vraie et la plus juste possible. »
Le jeu de Denis Ménochet offre large nuancier qui va de la rage la plus crasse à un état de grâce qui rend cette silhouette massive légère comme une plume sur quelques pas de danse. Il répond ainsi à la volonté de Ozon d’en faire un personnage complexe qui représente également la complexité des choses. Il explique :
« Dans les relations de pouvoir, les choses ne sont pas toujours binaires. Même si Peter n’est pas sympathique, je voulais que le public s’interroge devant cette souffrance intime qu’il vit réellement avec le renversement d’emprise entre Amir et Peter. »
Lors de la sortie suisse du film, vous trouverez dans nos pages l’interview faite lors du festival avec François Ozon et Denis Ménochet.
De François Ozon ; avec Denis Ménochet, Isabelle Adjani, Khalil Gharbia, Hanna Schygulla, Stéfan Crépon, Aminthe Audiard; France ; 2021 ; 84 minutes.
Malik Berkati, Berlin
j:mag Tous droits réservés