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Berlinale 2023 – Panorama : rencontre avec Yelli Yelli qui a composé la bande-son de La Bête dans la jungle de Patric Chiha

Après Si c’était de l’amour en 2020, autour de la pièce de danse de Gisèle Vienne, Crowd, le cinéaste autrichien revient dans la section Panorama, cette fois-ci avec un film de fiction autour de la nouvelle d’Henry James, La Bête dans la jungle. Patric Chiha transpose l’histoire londonienne dans une boîte de nuit à la fin des années septante, à Paris, qui va être le témoin du passage du temps – celui de la grande histoire en guise de marqueur, avec l’élection de François Mitterrand, la pandémie du SIDA, la chute du mur de Berlin, les attentats du 11 septembre. Sur ces vingt-cinq années, May (Anaïs Demoustier) va attendre que le secret de John (Tom Mercier), persuadé depuis toujours qu’une chose extraordinaire l’attend et doit bouleverser son destin, se produise. Côte à côte, dans ce maelström bouillonnant, à la vie à la mort, les deux protagonistes vont regarder, avec de plus en plus de distance sociale à mesure que le temps passe, la piste de danse et les corps en mouvement, les modes défiler, que cela soit celles vestimentaires, des drogues ou de la musique. Les gens vieillissent, disparaissent, le temps fait son œuvre, excepté sur May et John, devenu sans âge autant que sans vie. Comme dans une faille d’oxymore temporel, elle et il sont dans l’instant présent tout en attendant L’Événement. Il va finir par se produire, mais pas comme John l’attendait…

— Tom Mercier et Anaïs Demoustier – La Bête dans la jungle
© Elsa Okazaki

Fuyant le naturalisme, Patric Chiha plonge dans ce conte noir avec maîtrise, forgeant son huis clos, a priori festif, d’une sourde menace qui se renforce crescendo au fil du récit. Le réalisateur pose immédiatement la prémisse du danger avec la voix off de Béatrice Dalle, dénommée La physionomiste, gardienne bienveillante des enfers – son apparition à l’écran ponctue en outre la frise chronologique de la grande et petite histoire entremêlées. Anaïs Demoustier, en jeune femme joyeuse, libre, croquant la vie, fait évoluer son personnage vers un côté sombre, étiolé, dévitalisé de manière très convaincante. Quant à Tom Mercier, on serait tenté de dire que ce rôle inexpressif, borné et apathique lui va comme un gant et répond entièrement à l’ensemble de la palette de jeu qu’il nous a proposé jusqu’à présent (Synonymes, la mini-série La Corde).

— Béatrice Dalle – La Bête dans la jungle
© Anna Falgueres

Ce qui tient l’histoire ne sont, ici, pas les dialogues, mais la synergie musique-danse – que Patric Chiha appréhende visuellement très bien, à l’instar de sa proposition autour de Gisèle Vienne –, et le flux musical comme colonne vertébrale du récit. À cet égard, Émilie Hanak (Yelli Yelli) nous parle de sa collaboration avec le cinéaste.

Vous aviez déjà signé la bande originale de Domaine de Patric Chiha, en 2009, sous le nom de Milkymee. Pour La Bête dans la jungle, on vous retrouve à la composition sous le nom de Yelli Yelli. Pouvez-vous parlez en quelques mots des circonstances de cette première collaboration ?

Avant toute chose, je dois préciser que pour la composition de la musique de La Bête dans la jungle, j’ai collaboré avec Florent Charissoux qui est un musicien avec lequel je partage la scène dans mon projet Yelli Yelli. Au générique, il y a aussi un autre musicien, Dino Spiluttini, qui signe les musiques intradiégétiques du film.
Pour mon travail sur Domaine, je n’avais lu le scénario que très tard. J’avais également découvert le film tardivement. Patric m’avait demandé de composer des chansons à partir de listes de mots qu’il m’envoyait. Il me faisait également parvenir des mixtapes de morceaux qui l’inspiraient… J’habitais à Göteborg en Suède à l’époque. On a travaillé longtemps, environ un an avant le tournage. Nous étions persuadés que cette petite cuisine à distance allait faire se rencontrer la musique et les images. À l’époque, je faisais de la folk et Patric m’avait dit quelque chose comme ça « la mélancolie sèche de tes chansons m’a donné envie de travailler avec toi ». C’était une drôle de formule, la « mélancolie sèche » ! Dans le film, il n’avait voulu que des chansons parce qu’il pressentait un lien fort entre mes morceaux et le jeune protagoniste du film, qui est très taiseux. Mes chansons résonnent avec sa mélancolie à lui.

Comment est née cette seconde collaboration ?

Très naturellement. Nous avons vieilli, notre travail et nos méthodes ont changé, mais le plaisir de travailler avec Patric est resté intact. J’aime la radicalité de son engagement artistique, sa sensibilité aux mondes réels et imaginaires, sa façon de tout mélanger.

Est-ce que votre manière de composé a évolué entre ces deux films et ces deux noms de scène ?

Oui et non. Les outils que j’utilise ne sont plus du tout les mêmes, mais mon rapport à la création, s’il s’est précisé avec le temps, n’est pas très différent de celui qu’il était il y a plus de dix ans maintenant. Je crois de plus en plus que les chansons, les idées, nous pré-existent. Comme si tout était dans l’air : notre rôle est d’attraper ces idées qui flottent autour de nous, d’être sensible, d’ouvrir les yeux et voir ce qui est là.

La Bête dans la jungle de Patric Chiha
© Aurora Films

Il y a une particularité dans ce film : son arc narratif s’étend sur plus de 20 ans et se déroule en majorité dans une boite de nuit. Le temps est scandé par les événements politiques et sociétaux majeurs qui se sont déroulés sur cette période, mais la musique, elle, se développe dans une certaine unité : celle du moment présent que vivent les deux protagonistes principaux. La musique devient un personnage principal, comme la danse, avec cette même caractéristique que May et John : être presque sans âge. Comment avez-vous travaillé sur sa composition ?

Florent et moi avons travaillé à distance, en s’envoyant nos idées dans un jeu de ping-pong artistique. Il y a beaucoup de synthétiseurs analogiques et modulaires dans cette BO. Je vois très bien ce que vous voulez dire quand vous parlez d’une musique sans âge et je partage ce point de vue. Je ne sais pas comment c’est arrivé, mais c’est un fait. Il y a quelque chose qui se situe hors du temps dans ces compositions, essentiellement instrumentales. Au départ de ce travail, il y a surtout eu beaucoup de discussions entre Patric et moi.

Souvent, la musique d’un film prolonge la narration, ici, elle fait partie intégrante du récit, de manière organique, et elle porte en elle également une énergie, une dynamique narrative, on la ressent particulièrement quand, tout comme les tons chromatiques, elle se charge des attributs de la menace du SIDA. Avez-vous collé au scénario ou vous êtes-vous laissé porter par l’atmosphère des phases de l’histoire ?

Cette fois, j’ai lu le scénario, j’en ai d’ailleurs lu différentes moutures. Mais je n’ai pas du tout composé les musiques dans l’idée de coller au scénario. Je me suis plutôt donné la liberté, avec Florent, de me laisser porter par l’atmosphère du film, ses différents personnages.

Écrire la musique d’un film implique de se mettre au service d’un autre artiste avec son univers créatif. Il y a des compositeurs∙trices (je mets en inclusif, mais force est de constater que ce sont surtout, encore, des compositeurs) de musiques de films dont c’est le métier. Vous, vous êtes autrice-compositrice-chanteuse. Quel est le plus grand défi à relever lorsque vous mettez votre créativité au service de l’univers d’un autre artiste ?

J’adore travailler pour un autre projet que le mien propre. C’est drôle à dire, mais c’est comme prendre des vacances de moi-même. Ne plus penser aux problématiques et enjeux de mon travail pour mettre ma créativité au service d’un∙e autre. Pour le coup, au service d’un film, un geste collectif ! Le plus grand défi dans ce travail a été pour moi de composer des sons qui n’écrasent pas les images. La redondance me fait peur dans la musique à l’image. Il faut savoir être subtil et discret.

De Patric Chiha; avec Anaïs Demoustier, Tom Mercier, Béatrice Dalle, Martin Vischer, Sophie Demeyer; France, Belgique, Autriche ; 2023 ; 103 minutes.

Malik Berkati, Berlin

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Malik Berkati

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