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Berlinale 2024 – Panorama : Avec All Shall Be Well, Ray Yeung fait une incursion délicate dans la réalité homosexuelle de Hong Kong. Rencontre

Avec  Suk Suk (Un printemps à Hong Kong, 2019), le réalisateur hongkongais Ray Yeung avait déjà exploré la complexité de la vie quotidienne au sein de la communauté homosexuelle, en particulier pour les personnes âgées. Dans son dernier film, All Shall Be Well, Yeung plonge les spectateurs dans le tourbillon émotionnel de la vie d’Angie et Pat, un couple lesbien ayant partagé trois décennies de leur vie à Hong Kong.

— Tai Bo, Hui So Ying, Maggie Li Lin Lin, Patra Au Ga Man, Fish Liew Chi Yu – All Shall Be Well
© Mise en Scene filmproduction

Le récit s’amorce après une célébration familiale du Festival de la Lune, lorsque le décès soudain de Pat (Maggie Li Lin Lin) vient perturber la quiétude d’Angie, superbement interprétée par Patra Au Ga Man, déjà présente dans Suk Suk. Alors qu’Angie traverse la douloureuse perte de sa compagne, les tensions surgissent au sein de la famille lors des désaccords sur les arrangements funéraires. Shing (Tai Bo) et Mei (Hui So Ying), attaché∙es à la tradition, optent pour le columbarium, tandis qu’Angie, fidèle au dernier souhait de Pat, plaide pour la dispersion en mer.
La cérémonie au columbarium procure un moment-pivot poignant où Angie ressent un sentiment croissant d’éloignement de la famille de Pat, préfiguration des problèmes d’héritage qui vont venir empoisonner des relations qui auparavant étaient cordiales.

Ray Yeung nous offre une narration délicate et nuancée, sans jugement, capturant avec justesse la complexité des relations entre les protagonistes, mais aussi avec leurs familles respectives. Évitant le mélodrame, le film se meut habilement à travers les dédales du deuil, des dynamiques familiales et des subtilités juridiques, ajoutant des touches de délicatesse cinématographique qui accompagnent le parcours émotionnel d’Angie et des personnages qui façonnent les obstacles auxquels elle doit faire face.

All Shall Be Well va au-delà de la question de l’homosexualité dans une société encore teintée de traditions, explorant des thèmes universels tels que l’amour, le deuil, la perte, les attentes sociales, les relations familiales et les questions d’héritage. Une œuvre poignante qui résonne au-delà des frontières de l’orientation sexuelle, offrant une réflexion profonde sur la condition humaine et la complexité de la vie.
Rencontre.

Dans Suk Suk, on retrouve déjà cette manière douce et posée de raconter une histoire la filmer. De même, dans All Shall Be Well, malgré les aspects tragiques de l’histoire, aucun éclat spectaculaire ni tentation artificielle de provoquer l’émotion du spectateur n’est présente. Comment envisagez-vous votre approche du storytelling?

L’histoire est intrinsèquement dramatique : la mort, une famille qui se déchire, la trahison. Le film aurait facilement pu sombrer dans le mélodrame, adoptant un ton de soap opera en raison de tous ces éléments. Mon objectif était de présenter cette histoire, bien que tragique, en mettant en lumière des émotions profondes sans être totalement submergé par les éléments dramatiques. Un élément crucial était de contrôler le rythme du film, le rendant légèrement plus lent que celui des films commerciaux classiques. Un autre aspect essentiel était de rendre les personnages aussi proches de la réalité que possible, en évitant de les présenter de manière binaire et stéréotypée. Il était impératif que le public puisse développer de l’empathie envers eux, en comprenant les raisons de leurs actions.
Par exemple, en ce qui concerne la famille du frère, il fallait expliquer pourquoi elle avait besoin de cet appartement et ce qu’il représentait pour elle. S’il est évident et facile de comprendre l’état émotionnel d’Angie, il était également essentiel de rendre accessible au public les motivations des membres de la famille. Chaque spectateur∙trice pourrait se demander s’il honorerait son obligation morale ou son besoin matériel dans une situation similaire. Mon objectif était d’explorer cet aspect.

— Patra Au Ga Man – All Shall Be Well
© Mise en Scene filmproduction

Il y a également une subtilité dans la manière de filmer, avec un aspect visuel à la fois doux et fluide…

Imaginez Londres en janvier, c’est cette atmosphère que je recherchais, plongée dans des tons gris, presque claustrophobiques (rires). Cette approche visuelle visait à créer un monde de grisaille où Angie est enfermée. C’est pourquoi le film ne comporte pas de musique. L’ajout de musique aurait attiré l’attention du spectateur et aurait rompu l’atmosphère que nous avions méticuleusement construite. Notre intention était de captiver l’attention dans le silence et l’impuissance d’Angie. Ces éléments, mis bout à bout, créent un vide dans lequel elle est prise au piège, et dans lequel le public la rejoint.

Ce qui est fascinant, c’est que cette histoire, pour un∙e Européen∙ne, peut sembler très poignante, car on oublie facilement qu’il y a quelques années, ce qui arrive à Angie était la réalité pour de nombreuses personnes en Europe, et cela continue de se produire dans certaines régions du continent. Êtes-vous conscient de cet aspect universel de votre histoire ?

Parfaitement. Bien que l’histoire soit marquée par le fait qu’il s’agit d’un couple de lesbiennes, en réalité, cela pourrait arriver à n’importe quel couple non marié. Il y a tout de même une petite différence, du moins à Hong Kong : si dans un couple hétérosexuel non marié une femme survit à son compagnon, elle a plus de droits lui permettant de rester dans son appartement qu’un couple gay, qui culturellement, moralement, légalement n’est pas considéré de la même manière. Il est plus facile de les expulser en se justifiant et disant : « votre relation n’est pas réellement une relation classique, vous avez eu de la chance de pouvoir rester ici gratuitement pendant tant d’années et maintenant vous voulez rester encore des années dans l’appartement de ma sœur ? »
Si le couple avait été hétérosexuel, le frère aurait réfléchi à deux fois avant de la mettre dehors, surtout si elle s’était occupée de son fils et de sa fille. Il est plus facile de mépriser le passé commun quand il s’agit de personnes gays plutôt qu’hétérosexuelles. J’ai effectué des recherches, et au cours de mes entretiens, une femme m’a confié qu’elle avait dû se battre jusqu’au bout pour ses droits. Cela n’était pas seulement pour l’argent, bien que cela soit important, mais surtout parce qu’elle ne voulait pas que l’on efface sa relation avec sa compagne aussi facilement. Elles avaient été ensemble pendant 40 ans, et il était inacceptable que cela soit ignoré. Elle m’a dit : « Je me suis battue pour que ma relation avec elle soit reconnue. Elle a existé, et elle a été significative. »

Le problème peut être rencontré partout, si vous n’avez pas fait le pas d’officialiser votre relation…

Oui, c’est vrai. Et dans cette histoire, il ne faut pas oublier que l’on parle d’un groupe particulier qui sont des personnes âgées et qui, quand elles étaient jeunes, vivaient dans une société où le mariage pour toutes et tous n’existait pas. Pour nombre d’entre eux et elles, le fait d’être ensemble était suffisant. Il n’y avait pas besoin d’un papier, ni que tout le monde le sache.

Et maintenant, il est possible de se marier légalement à Hong Kong?

Il faut se marier à l’étranger et faire une procédure de reconnaissance de mariage après.

C’est difficile?

Le problème est qu’il n’y a pas de loi automatique qui facilite la procédure. Chacun∙e doit porter son cas devant la cour de justice, donc les mariages se légalisent au cas par cas. Mais il faut dire que cela coûte de l’argent, prend du temps, et peu de gens se saisissent de cette possibilité. La plupart de celles et ceux qui font la démarche le font par activisme.

— Ray Yeung réalisteur de All Shall Be Well
© Jefu Ha Studio

Vos deux actrices sont extraordinaires et portent leurs personnages avec une beauté naturelle et rayonnante. Pouvez-vous nous parler d’elles, si vous les aviez en tête lors de l’écriture et si elles ont hésité ou eu peur de leur rôle?

Angie était dans Suk Suk, où elle jouait la femme d’un des deux personnages. C’est une actrice de théâtre qui n’avait jamais fait de cinéma, et je l’ai vue à l’écran dans mon film, je me suis dit : wow, elle est excellente sur l’écran ! Quand j’écrivais ce scénario, je l’avais donc déjà en tête. J’ai incorporé des éléments de sa personnalité dans le personnage, et quand je lui ai montré le scénario, elle a accepté immédiatement. Cela a été la partie facile. En revanche, trouver Maggie a été difficile. La plupart des actrices de sa génération ont déjà pris leur retraite. Je me suis souvenu d’elle, elle apparaissait dans des séries télé il y a longtemps, mais elle s’était retirée du monde du cinéma depuis une trentaine d’années. Son mari continue à jouer, et je me suis approché de lui pour lui demander s’il pouvait lui donner le scénario. Elle l’a lu et a accepté. J’en étais vraiment surpris : je lui ai dit qu’elle n’avait pas joué depuis 30 ans, et demandé qu’est-ce qui la poussait à vouloir jouer ce rôle. Elle m’a répondu : « En fait, j’ai reçu de nombreuses propositions durant toutes ces années, mais on voulait toujours que je joue la mère ou la grand-mère de quelqu’un. Jamais on ne m’a proposé de jouer un vrai personnage. Dans ce scénario, je suis une vraie personne, avec ses propres désirs, ses propres buts, et c’est un défi que je veux relever ».

Vous avez magnifiquement écrit les rôles des deux personnages au centre de l’histoire, avec des personnalités complémentaires et une évolution du personnage d’Angie tout au long du récit. Cependant, les autres personnages sont également écrits avec subtilité. Ils ne sont pas caricaturaux ; ils sont complexes. Comment travaillez-vous à définir tous vos personnages, en insufflant autant de richesse et de compréhension à chacun ?

Oui, comme je le disais précédemment, je voulais que le public entre en empathie avec les membres de la famille également. J’ai écrit une histoire pour chaque personnage, pour que l’on perçoive leur background, leur univers personnel, quels sont leurs désirs dans la vie, comment ils veulent accéder au bonheur. Tous ces éléments ajoutés aux personnages leur permettent d’être plus arrondis, complets, pleins. Je pense aussi que les acteurs et actrices qui les interprètent les remplissent aussi de réalité.

Cela est particulièrement touchant quand on voit le frère qui, au funérarium, quand personne ne le voit, va se mettre à pleurer. On constate qu’il lutte avec lui-même, que ce n’est pas une mauvaise personne…

Je ne voulais pas qu’il apparaisse comme un méchant, car cela aurait permis au spectateur∙trice de se dire, « ah, c’est une mauvaise personne, je ne suis pas comme lui ». Il est important de montrer que dans cette situation, il se justifie dans ses actions, et le public choisit de manière personnelle s’il a tort ou raison, ou si cela est compréhensible ou non. Cela permet au public de décider lui-même.

Pouvez-vous nous parler de la situation de la communauté LGBTQ+ à Hong Kong, est-ce que cela se détériore?

En fait, c’est assez drôle, il y a eu énormément de changements politiques ces 4-5 dernières années, mais en ce qui concerne les droits de la communauté LGBT, la situation s’est améliorée. De nombreu∙se∙x activistes ont entamé des procédures légales, se sont marié∙es à l’étranger et ont gagné. En septembre dernier, la cour de justice a ordonné au gouvernement de proposer un cadre légal concernant le mariage pour toutes et tous. Ils ont deux ans pour faire cette proposition, mais jusqu’à présent, il ne s’est rien passé. Avec la sortie du film, on espère que dans la société une discussion va s’amorcer et que les gens vont comprendre que nous ne voulons pas plus de la vie qu’elles et eux, juste les mêmes droits. J’espère que le film va permettre d’alimenter cette conversation. Mais en ce qui concerne les droits de la communauté LGBT, en ce moment, la cour de justice est de notre côté.

Et l’acceptation dans la société?

Elle s’améliore aussi. La jeune génération, par exemple, peut se tenir par la main dans la rue sans que cela provoque des insultes ou des remarques, ce qui était le cas auparavant, et leurs parents acceptent mieux le fait qu’ils et elles soient homosexuel∙les. Il y a eu une étude récemment et environ 60% de la population est en faveur du mariage pour toutes et tous. La société générale est plus ouverte.

Mais est-ce que vous avez peur, avec les changements politiques qui ont cours à Hong Kong, que la situation empire ?

Nous n’avons aucune idée de la tournure que vont prendre les événements. En ce moment, il règne une grande confusion, beaucoup d’auto-censure également, car les gens ont peur de possibles changements. En tant qu’artiste, il faut vraiment faire attention de ne pas tomber dans l’auto-censure. Il ne faut pas être effrayé par quelque chose qui n’existe pas encore. La responsabilité d’un artiste est de faire ce qu’il croit être juste de faire. Si on s’auto-censure par peur de ce qu’il pourrait arriver, on a déjà perdu.

De Ray Yeung; avec Patra Au Ga Man, Maggie Li Lin Lin, Tai Bo, Hui So Ying, Leung Chung Hang, Fish Liew Chi Yu, Rachel Leung; Hong Kong; 2024; 93 minutes.

Malik Berkati, Berlin

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Malik Berkati

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