Black Movie 2025 : Exposition exceptionnelle à la Fonderie Kugler, du 16 janvier au 9 février 2025 – Photo Kegham of Gaza : Unboxing. Rencontre
Le festival international de films indépendants Black Movie de Genève présente une exposition de Kegham Djeghalian Junior, intitulée Photo Kegham of Gaza : Unboxing, à la Fonderie Kugler, du 16 janvier au 9 février 2025.
Oscillant entre cauchemar et conte de fée, les prémices de cette exposition sont extraordinaires et fascinantes, dans un entrechoquement de destins individuels et collectifs, menant la famille Djeghalian d’un génocide à l’autre. Kegham Djeghalian Senior, survivant du génocide des Arménien∙nes de 1915, a fui, nourrisson, avec sa mère à travers la Syrie. Après la mort de celle-ci, il rejoint un orphelinat au Liban. À 17 ans, il part pour la Palestine sous mandat britannique, d’abord à Jérusalem, puis à Jaffa, où il épouse Zevart Nakashian. Ensemble, ils s’installent à Gaza en 1944, où Kegham Senior ouvre le premier studio photographique de la ville.
Son petit-fils, Kegham Djeghalian Junior, artiste visuel et enseignant, décrit son grand-père comme « le parrain de la pratique photographique gazaouie ». Après la fin du mandat britannique, Gaza passe sous domination égyptienne de 1948 à 1967 (Israël occupant brièvement le territoire en 1956), puis sous occupation israélienne de 1967 à 2005. Refusant de quitter Gaza, Kegham Djeghalian Senior y reste jusqu’à sa mort en 1981, consacrant quatre décennies à photographier la ville et le quotidien des Gazaoui∙es.
Pendant des années, Kegham Djeghalian Junior a recherché les photographies de son grand-père, en vain. Jusqu’au jour où, de manière inespérée, trois boîtes rouges ont refait surface dans la famille Djeghalian. Le contenu de ces boîtes forme l’essentiel de l’exposition présentée en marge du festival Black Movie qui consacre par ailleurs une large place à Gaza avec la projection de l’intégrale de la collection de courts métrages From Ground Zero, une table ronde (20 janvier) à laquelle participera également Kegham Djeghalian Junior, ainsi qu’une discussion (25 janvier) avec l’eurodéputée franco-palestinienne Rima Hassan.
Rencontre avec Kegham Djeghalian Junior.
Le titre de votre exposition serait en français Photo Kegham of Gaza: Déballage. Pouvez-vous nous expliquer le choix de ce titre ?
Cela fait très longtemps que je recherche les photographies de mon grand-père. Pendant des années, je n’avais que des récits, quelques photos de famille personnelles que nous conservions à la maison, et une piste menant à Gaza, chez Marwan al-Tarazi, qui détenait probablement ses archives, mais niait leur existence. Marwan al-Tarazi était le frère cadet de Maurice al-Tarazi. Ce dernier était l’un des protégés et le premier assistant du studio de mon grand-père ; plus tard, après la disparition de Kegham, il a perpétué le travail et l’héritage de Photo Kegham. Une décennie après la mort de mon grand-père, Maurice est décédé et le studio a été transmis à son frère, Marwan al-Tarazi. C’est pourquoi nous cherchions de son côté ses archives. Puis, un jour, en 2018, mon père a découvert trois petites boîtes rouges dans son placard au Caire. Il les avait complètement oubliées et ne se souvenait même plus comment elles étaient arrivées là !
Lorsque j’ai reçu ces boîtes, j’ai été bouleversé. En les ouvrant, j’ai découvert des négatifs, des enveloppes, des photos, des documents, des cartes postales, des lettres, et divers reçus. Je ne savais pas quoi faire de cette multitude de matériaux, représentant différents niveaux de témoignages et d’histoires en attente d’être dévoilés. Je ne savais pas comment m’y prendre. J’ai commencé à scanner les négatifs de manière méthodique. Mais cela prenait un temps fou et je n’arrivais pas à avoir une réelle perspective ni un point de vue sur le travail que je menais. Finalement, j’ai mis les boîtes de côté pendant deux ans. En 2020, j’ai eu un déclic : ces boîtes racontaient des ruptures, des histoires interrompues. Elles reflétaient la trajectoire de mon grand-père, l’histoire tragique de l’Arménie, de la Palestine, de Gaza, mais aussi l’inaccessibilité des négatifs de Kegham et des archives photographiques de Gaza. À partir de ce moment, j’ai opté pour une confrontation brute avec les photographies, renonçant à identifier les personnes que je ne reconnaissais pas ou à dater les images. C’est cette perspective que je traduis dans le titre de l‘exposition : déballer le contenu de ces boîtes.
Vous parlez de votre travail sur cette exposition comme une démarche para-archéologique. Qu’entendez-vous par là ?
Je me suis éloigné de l’idée initiale d’une méthodologie centrée sur mon grand-père photographe et son héritage, pour adopter une lecture non linéaire de son histoire et celle de Gaza. Après tout, je ne suis pas archiviste ni historien, mais artiste visuel. Mon travail ne consiste pas à produire une étude des photos de Kegham, mais à créer du sens et un discours à partir du contenu de ses boîtes. C’est pourquoi les photographies exposées ne sont pas légendée. Je privilégie la notion d’archive inachevée, qui met en avant la typologie plutôt que la chronologie et permet de résister aux récits rigides et fixes que certain∙es tentent d’imposer sur certaines géographies. L’archive inachevée est une entité malléable qui permet de construire des récits sans représenter une histoire singulière. Cela permet au public de faire une rencontre brute avec les photographies et d’entrer intimement en contact avec les Gazaoui∙es, leurs visages et leurs récits réduits au silence. J’essaie de proposer une stratégie de décolonisation de l’archive qui est très occidentale et coloniale, avec des dates et des légendes, une sorte de savoir fixe. Il faut au contraire se confronter à la photo, à son dynamisme et ressentir ce qu’elle dégage au-delà des métadonnées.
Pensez-vous que cette approche de l’exposition faisant le portrait du quotidien permet de remettre l’humain au centre de la question, alors qu’actuellement il y a une tendance à déshumaniser les Palestinien∙nes ?
Absolument ! La photographie vernaculaire, de la rue, du quotidien non-politisé c’est la plus grande valeur de ce Kegham a laissé. Confronter le public aux moments intimes et paisibles de Gaza qui célèbre les Gazaoui∙es qui ne sont pas que les victimes que nous voyons aujourd’hui. Il avait un regard ouvert, sincère et respectueux sur les habitant∙es de Gaza au contraire des archives des Britanniques qui possèdent des images mais qui reflètent l’objectif colonialiste de cette représentation.
L’exposition est structurée autour de quatre thématiques…
Oui. L’Atelier, qui contextualise et situe la pratique de studio de Kegham en tant qu’institution à travers laquelle Kegham a façonné son identité et a gagné l’acceptation et l’assimilation dans la société gazaouie. C’est grâce au studio qu’il a pu établir une certaine intimité avec les gens et la ville. Memento Gaza, regroupant divers ensembles de photographies illustrant le quotidien du territoire et de ses habitant∙es (mariages, funérailles, personnalités, sorties à la plage, fêtes, écoles, camps de réfugiés, paysages, visites officielles…), qui permet de cartographier l’engagement social et politique de Kegham à Gaza.
L’Album de famille, qui relate mon histoire familiale tout en témoignant de la réalité socioculturelle de Gaza au milieu du XXe siècle et de la présence intégrée d’une communauté arménienne dans la ville.
Enfin, L’Appel Zoom, réalisé en 2021 avec Marwan al-Tarazi entre Le Caire et Gaza lors de la première exposition Kegham. Cette section renvoie à la fois l’inaccessibilité des archives et la tragédie des histoires interrompues de Gaza.
Cette dernière section témoigne d’une tragédie également…
J’ai abordé cette thématique à travers des captures d’écran originales de l’appel Zoom, car ces photos nous ont été refusées, à ma famille et moi, pendant des décennies. Les captures d’écran de l’enregistrement vidéo sont les seules traces que j’en ai – une autre facette d’archives brisées. Mais les photographies étaient datées et légendées. Une « rencontre brute » avec elles n’était plus possible. Aujourd’hui, cet appel Zoom prend une autre dimension : Marwan al-Tarazi, qui avait conservé une part importante de l’œuvre de Kegham à Gaza, a été assassiné avec sa femme et sa petite-fille lors du bombardement israélien de l’église orthodoxe grecque de Gaza, le 19 octobre 2023. Certaines de ces photos numériques exposées sont désormais les seules traces restantes de cette collection. Son assassinat est une tragédie humaine que nous pleurons profondément, et aussi un acte d’effacement historique, puisqu’à présent la collection de mon grand-père est définitivement perdue.
Il y a une urgence à créer une archive pérenne palestinienne qui archive ce qu’il reste des documents du passé mais aussi de ce qu’il se passe au présent ?
Oui, c’est ce que nous essayons de faire avec la School of Oriental and African Studies (SOAS, University of London) qui a organisé un colloque auquel d’ailleurs un éminent archéologue genevois a participé, le Dr. Marc-André Haldimann.
Depuis la première exposition en 2021, je reçois de nombreux messages sur les réseaux sociaux de personnes qui ont été photographiées ou dont des membres de leur famille qui ont été photographiés par mon grand-père. Ces messages contiennent généralement des photos prises avec un téléphone portable des tirages originaux, et sont souvent suivies de salutations, de récits nostalgiques ou d’histoires touchantes impliquant mon grand-père. Ce que j’aimerais faire à ce stade, c’est d’activer ces réseaux de personnes et de communautés gazaouies, afin de produire des archives collectives d’histoires visuelles et orales. L’idée est de créer une carte numérique interactive, qui contient le matériel collecté – oral et visuel – et qui retrace le mouvement et le déplacement des communautés gazaouies à travers les photos de Kegham. Peut-être que cela peut articuler une autre stratégie pour sauvegarder l’existence et la mémoire de Gaza face au génocide !
Pour partager des photographies et les histoires associées du studio Kegham : linktr.ee/PhotoKegham
Ainsi, l’histoire de Kegham et de son héritage forment une boucle cruelle. Elle témoigne d’un siècle marqué par plusieurs génocides, accompagnés de la confiscation ou de la destruction des archives matérielles et immatérielles, contribuant à l’effacement des peuples et de leurs cultures. En ce premier quart du XXIe siècle, cette réalité se manifeste à nouveau dans la bande de Gaza, que la Cour internationale de justice considère comme en risque de génocide.
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Malik Berkati
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