Cannes 2021 : Machbarot Shchorot (Cahiers Noirs) Cahiers I : Viviane – Cahiers II : Ronit, de Schlomi Elkabetz – une épopée intimiste en hommage à sa sœur disparue, Ronit
Machbarot Shchorot (Cahiers noirs) de Schlomi Elkabetz, est présenté en séance spéciale à la 74ème édition du Festival de Cannes. Ce documentaire, retrace le parcours riche, intense, diversifiée de sa sœur Ronit Elkabetz, comédienne aujourd’hui disparue, morte d’un cancer à cinquante-et-un ans en 2016, à travers trois films écrits et réalisés avec elle. Thierry Frémaux a présenté ce film-fleuve qui devait être projeté il y a un an.
Le terme choisi d’épopée est délibéré et décrit avec justesse ce long poème qui se mue rapidement en récit au style élégiaque où se mêlent tendres souvenirs, mélancolie et célébration de l’âme sœur et de leur inspiration commune, de leur créativité et de leurs créations, de leur vie et de leurs liens étroits. Dans un taxi parisien, un homme – il s’agit de Schlomi Elkabetz – demande au chauffeur de monter le son pour entendre la musique qui sort du poste et, par ce truchement, nous permet de la découvrir aussi: Le fantôme, signée Bernard Herrmann, dans Vertigo d’Alfred Hitchcock. Cette musique sert de fil conducteur tout au long du film.
Schlomi apprend, par un voyant surnommé Le Berbère, que sa sœur est malade et proche de la mort. Pour tenter de déjouer cette fatale prédiction, il entame un périple dans leurs souvenirs communs à travers Israël, Paris et le Maroc. Présenté en séance spéciale à Cannes, la projection durait 209 minutes et proposait bout à bout deux films, Viviane et Ronit. Montés avec des images filmées tout au long de la vie familiale par le réalisateur, Cahiers noirs rend un vibrant hommage tout en laissant transparaître un deuil qui semble impossible. Recourant en abondance à des archives familiales très intimes – Myriam, la maman, fait remarquer à Schlomi qu’il la filme sans fard ni coiffée, donc guère à son avantage – alertant avec des extraits de la trilogie écrite et réalisée par Ronit et Shlomi Elkabetz, le film invite le public à parcourir, au plus près du duo d’artistes et de leur famille, un voyage fictif et une histoire imaginaire où le frère et la sœur retracent le passé et le présent pour tenter d’éloigner le sort. Cependant, l’inéluctable prophétie plane sur Ronit et les Elkabetz, dans la vie comme sur les pellicules.
Machbarot Shchorot est donc le premier film en solo signé Shlomi Elkabetz mais sa sœur Ronit est omniprésente, dans tous les plans. Le film se révèle être un vibrant hommage à son âme sœur, son amie, sa co-scénariste et co-réalisatrice de Prendre femme, Les Sept Jours et Gett – Le Procès de Vivian Amsalem, bref, à l’amour de sa vie.
Ronit Elkabetz, immense actrice, réalisatrice accomplie, femme engagée (elle avait signé avec d’autres artistes une tribune pour que cessent les attaques israéliennes contre la Bande de Gaza) est portée aux nues par son frère avec lequel elle avait tant partagé. En effet, Shlomi et Ronit ont vécu ensemble dans un appartement parisien pendant une quinzaine d’années. Quand elle a décidé de tout quitter en Israël malgré des débuts prometteurs au cinéma et un succès croissant pour venir en France, Schlomi, son jeune frère de neuf ans son cadet, l’a suivie. Cette relation fusionnelle amène le réalisateur et frère à la faire revivre à travers les prises constantes de Schlomi de Ronit, de son mari, de ses enfants et des grands-parents, à travers le prisme de leurs souvenirs et de leurs films.
Leurs parents, Myriam et Eli relatent leur vie de couple leurs tensions et leurs divergences, et Eli (interprété à l’écran par Simon Abkarian) se remémore le Mogador de son enfance, les rêves qu’ils nourrissaient et qu’il n’a pas pu réaliser par loyauté pour sa mère qui ne voulait pas laisser partir. Myriam se rebelle que l’on parle d’elle, de son histoire avec son amant (Gilbet Melki à l’écran) qui la révèle en tant que femme, des remous que son histoire suscite au sein de la famille. Dans un joyeux chevauchement, le vrai et le faux s’entremêlent, alliant fiction des films et réalité. Ainsi, les spectatrices et les spectateurs revoient le premier plan époustouflant de Prendre femme, une prédiction fatale d’un voyant cartomancien berbère de la place de Clichy.
Comme dit plus haut, Machbarot Shchorot fait la part belle à Ronit dans sa vie de tous les jours, avec son regard ténébreux et sa chevelure mauresque, sa flamboyante de tous les instants, sa grâce et sa sensualité dans les moindres gestes, dans la fougue de sa jeunesse.
Shlomi regarde, observe, filme sa sœur mais va au-delà du simple portrait en révélant avec pudeur leurs échanges complices comme dans cette confidence où elle confie à son petit frère comment elle s’est faite belle – minijupe, maquillage, faux ongles peints, pour sortir en boîte et comment, à son retour en catimini, elle a été surprise par leur père qui lui annonçai qu’elle aurait des comptes à rendre au petit matin.
Schlomi Elkabetz a divisé Cahiers noirs en plusieurs parties et chapitres. Ces derniers intitulés La soeur, La femme, Le frère, entre autres.
Ainsi, la première partie est intitulée Viviane, du nom du personnage de la trilogie. Viviane, cette femme juive marocaine comme l’est Myriam Elkabetz, qui tente malgré les carcans sociétaux et familiaux de quitter son mari, de s’émanciper, de gagner sa liberté face à un tribunal rabbinique intransigeant alors qu’autour d’elle, les hommes de sa famille et la société en général font le diktat et imposent leurs lois à la gent féminine.
La deuxième partie, intitulée Ronit, se confond allègrement avec la première. Shlomi apparaît fréquemment dans les films et converse avec sa sœur, mais c’est Viviane plus que Ronit qui est présente. Une longue partie de Cahiers noirs est consacrée au tournage de Gett – Le Procès de Viviane Amsalem – révélant les coulisses des prises et livrant un document de première main.
Puis, inéluctablement, la maladie de Ronit prend le dessus, dévoilant la comédienne dans son combat, dans ses souffrances, dans sa difficulté à ce fardeau tout en restant épouse, mère et comédienne active. La caméra du frère dévoile souvent Ronit avec ses jumeaux, Omri et Shalimar, nés en 2012 et qu’elle a eus avec l’architecte Avner Yashar. Une judicieuse mise en abîme d’images dans l’image (par exemple, des projections des films), ponctue d’interviews frontales, ce documentaire émouvant et captivant démontre une maîtrise remarquable du montage, confessant tout dans les moindres détails en conservant constamment une pudeur et un respect tangibles.
Les confidences, faussement enjouées de Myriam, ne laissent personne dupe. Le mutisme désormais habituel d’Eli révèle plus que l’apparente désinvolture qu’il croit laisser transparaître. Face à la maladie de leur fille, la mère clame : « Paris nous attendra !» mas la préoccupation marque leur visage. Oscillant entre une double culture nourrie par leurs deux pays – Israël et la France – C’est Ronit qui prête sa voix à Viviane, fumant et tenant sa cigarette d’une main aux ongles laqués de rouge vif, rugissant sa colère face au diktat de la domination masculine, clamant haut et fort qu’elle est malheureuse … Mais le public ne se laisse pas berner et comprend qu’il y a beaucoup de Ronit dans Viviane.
La caméra accompagne tous les instants du réalisateur et capte l’intimité de sa sœur. Shlomi a choisi de laisser l’image d’une femme libérée et entière, d’une mère attentionnée, d’une artiviste engagée prête à monter aux barricades pour défendre ses idées. Si la maladie est présente, certes, elle est rapidement balayée lors des préparatifs pour les la cérémonie des Golden Globes à Los Angeles avec la pose d’une perruque qui arrache de grands rires à Ronit et à Schlomi.
Certains spectateurs sont partis durant le générique de la première partie, après nonante minutes de film. Mais ceux qui sont restés durant les trois heures et demie ont pu découvrir les multiples facettes de cette riche somme de vie et de carrière que retrace Machbarot Shchorot (Cahiers noirs) : celles de Ronit Elkabetz !
Firouz E.Pillet, Cannes
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