Cannes 2022 : La série Esterno notte de Marco Bellochio, projetée en sélection officielle, retrace l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges en 1978
La projection de quelque cinq heures, divisée en deux passages par un bref entracte, de la série de Marco Bellochio et de son équipe sur la scène de la Salle Debussy, sème des indices parmi les images et les débris sonores, recréant la violente réalité des années septante dans la péninsule italienne. Dès la première séquence, le temps semble s’être suspendu alors que l’assemblée italienne se réunit pour prendre des décisions face à la menace que font peser les Brigades rouges. La caméra suit le Président des chrétiens-démocrates, Aldo Moro (Fabrizio Gifuni) qui sait la menace mais refuse d’être privilégié et d’avoir une voiture blindée. On suit Il Presidente auprès de sa famille – sa femme Eleonora (Margherita Buy) et leurs enfants Fida, Agnese, Giovanni, Anna – et lors de ses discussions avec le Pape Jean-Paul 1er (Toni Servillo). Avec dextérité et justesse, Marco Bellocchio fait se côtoyer répertoire et décor, réalité et mise en scène.
Lors des deux premiers épisodes vertigineux de la série, les nouvelles radiophoniques qu’écoute Andreotti et les bruits qui proviennent de l’extérieur laissent comprendre que Rome est une ville en état de siège. Des manifestations font rage dans les rues de la capitale italienne. Les sirènes d’ambulance et de voitures de police semblent retentir non-stop, des slogans peints en rouge couvrent les murs de la ville. La clameur des cris des manifestants semble plus forte que les coups de matraques de la répression. Comme il sait si bien le faire, Marco Bellocchio alterne savamment le répertoire avec les images granuleuses de l’archive cathodique qui paraissent communiquer dans l’espace-temps du décor. Un décor magnifiquement reconstitué par le truchement de voitures d’époque, des tenues vestimentaires seventies, des vues à l’extérieur des balcons. Malgré la vie a priori normale des protagonistes au sein de leur foyer, le cinéaste a su restituer cette atmosphère d’urgence d’une société au bord de l’explosion. L’issue étant connu, inutile de vous relater les épisodes suivants !
Francisco Cossiga, en charge du Ministère de l’Intérieur, a installé un centre d’écoutes téléphoniques d’avant-garde, mais les machines captent surtout les délires de personnes contraintes à la solitude, ou les théories farfelues de visionnaires persuadés de voir Moro en rêve. Même autour de Rome le chaos règne, des couples laissent exploser leur colère dans les bus devant des passagers âgés qui évoquent le régime. Les Brigades Rouges, las de trois décennies du pouvoir des Chrétiens-Démocrates, décident de passer à l’action.
Les six épisodes s’enchaînent et captivent l’auditoire mais l’épisode consacré à Francesco Cossiga (Fausto Russo Alesi) est sans doute le plus abyssal. Frustré par un mariage arrangé et une épouse qui l’ignore désormais, le Ministre de l’Intérieur regarde à plusieurs reprises ses mains tachées et ne parvient quasiment pas à dormir; il se cache continuellement dans un placard sombre et insonorisé, à l’instar de Macbeth, il est convaincu que Moro le regarde d’après la célèbre photo envoyée aux journaux par les Brigades rouges. Le politicien court sans répit dans les couloirs du parlement. Cossiga s’avère le personnage le moins agité parmi les généraux qui invoquent l’état de guerre, les médiums, et les experts en otages, envoyés par Les Américains.
Esterno notte fait honneur aux séries italiennes. La série est servie avec maestria par un maître du cinéma transalpin contemporain. De manière éblouissante, Marco Bellocchio traduit l’histoire institutionnelle en peaufinant la photographie, les costumes, les décors, le tout magistralement interprété par une distribution remarquable dont les actrices et les acteurs sont troublants de similitude avec celles et ceux auxquels ils redonnent vie. La musique originale composée par Fabio Massimo Capogrosso est particulièrement judicieuse.
Vingt ans après son film Buongiorno, notte, avec par Maya Sansa, Luigi Lo Cascio et Roberto Herlintzka, qui traitait des années de plomb italiennes, Marco Bellochio, traite à nouveau avec brio de cette période à travers une série qui est présentée dans la section Cannes Première. Un spectacle captivant et grandiose ! Bravo Maestro !
Souhaitons de tous nos vœux que les distributeurs helvétiques achèteront la série pour la proposer dans les cinémas.
Firouz E. Pillet, Cannes
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