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Cannes 2024 : Limonov – The Ballad, de Kirill Serebrennikov, propose un portrait immersif de l’artiste caméléon, provocateur et aux mille vies, Edouard Limonov

De retour sur la Croisette, le cinéaste russe y présente un quatrième film en Compétition officielle après La Femme de Tchaïkovski en 2022, film inspiré du roman Limonov, d’Emmanuel Carrère, publié aux éditions P.O.L. (2011), couronné par le prix Renaudot.

— Benjamin Whishaw – Limonov – The Ballad
Image courtoisie Festival de Cannes

À la fois militant, révolutionnaire, dandy, voyou, majordome ou sans abri, Edouard Limonov a gravé son nom de plume dans l’histoire des écrivains comme dans l’histoire des artistes russes en tant que poète enragé et belliqueux, agitateur politique qui incite à la révolution, bête noire des autorités soviétiques puis russes, romancier de sa propre grandeur. En effet, la modestie n’étouffait pas ce personnage insolite et iconoclaste.

La vie d’Edouard Limonov, comme une traînée de soufre, est synonyme d’un voyage à travers les rues agitées de Moscou et les gratte-ciels de New-York le temps de son exil, puis les ruelles de Paris en passant par les geôles de Sibérie pendant la seconde moitié du XXe siècle : Kirill Serebrennikov avait une abondante matière à disposition pour réaliser ce film. À l’image de la vie de cet infatigable trublion, le film est réparti en plusieurs chapitres consacrés à chaque période de sa vie.

Quand il s’agit de biographies plus que de biopics, le cinéaste russe brille dans cet exercice. Quel que soit le sujet qu’il traite, Kirill Serebrennikov excelle et peaufine la forme comme le fond. Qu’il plonge le public dans l’univers psychédélique entre rêve et cauchemar, suivant le musicien et leader du groupe Leto, Kino Viktor Tsoi (2018), dans un film musical sur l’émergence du rock soviétique des années 1980, qu’il parle d’une journée dans la vie d’un dessinateur de bandes dessinées et de sa famille dans la Russie post-soviétique dans La fièvre de Petrov (2021), qu’il se consacre à Antonina Miliukova, jeune femme brillante, épouse effacée et bafouée du compositeur du Lac des cygnes Piotr Tchaïkovski qui vit péniblement ses amours contrariées, c’est toujours convaincant et brillant.

Limonov – The Ballad ne dément pas la réputation que s’est fait le réalisateur. Porter à l’écran la vie de Limonov représentait un défi de taille vu les multiples facettes de l’artiste. À la sortie de son livre Limonov, l’écrivain français Emmanuel Carrère résumait le personnage en ces termes :

« Limonov n’est pas un personnage de fiction. Il existe. Je le connais. Il a été voyou en Ukraine, idole de l’underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres des Balkans… »

Suivant les jalons biographiques de Limonov, né Edouard Savenko, en 1943, à Djerzinsk, non loin de Nijny Novgorod, Kirill Serebrennikov rappelle qu’il a été élevé dans une banlieue ouvrière de Kharkiv, en Ukraine. Dès les premières séquences, la représentation de l’écrivain est sans filtre et sans fard et la caméra du cinéaste russe, comme l’époustouflante incarnation par l’acteur britannique Benjamin Whishaw, montre un être atypique, provocateur, immodeste. Bien qu’autodidacte, Limonov est auteur de plus de quatre-vingts livres. À propos de son nom de plume, une séquence nous apprend que l’écrivain a tiré son pseudonyme du mot russe désignant une grenade à main à l’instar de l’esprit irrévérencieux, iconoclaste et inventif de Limonov qui explose ici sur l’écran. L’une de ses deux femmes est portée à l’écran, Lena (Viktoria Mirochnitchenko), « mannequin ratée » selon son mari.

Aussi considéré comme un original, voire un sulfureux provocateur, depuis qu’il avait fondé, en 1994 avec l’idéologue d’extrême droite Alexandre Douguine, le très radical parti national-bolchévique, Limonov n’est pas présenté sous cet aspect dans le film de Kirill Serebrennikov qui passe rapidement à la trappe cet épisode en passant un peu vite sur sa dégringolade politique. Grand opposant des privatisations, à la fois révolutionnaire et ultra-nationaliste, le parti cofondé par Limonov sera rapidement interdit par les autorités russes.

Pourquoi a-t-il abordé toues les diverses périodes de la vie de Limonov sauf cette-là ? Un tabou ? Une période difficilement avouable ?

Par contre, Kirill Serebrennikov n’omet pas de nous rappeler que l’écrivain, réputé dans son pays, est devenu mondialement célèbre à sa sortie des geôles sibériennes. En effet, la gloire de Limonov culmina au début des années 2000, lorsqu’il fit un séjour en prison pour une tentative de soulèvement armé au Kazakhstan. Dans le film, alors qu’il traverse les couloirs de la prison en se dirigeant vers la sortie, un gardien lui tend un livre : « Pouvez-vous me signer mon exemplaire ? Vous allez beaucoup nous manquer !». La porte métallique de la prison s’ouvre : admirateurs et journalistes l’acclament en l’accueillant tel le Messie.

Le cinéaste russe illustre les délires mégalos de l’auteur, s’attardant sur les années de loose à New York, soutenant les frasques de l’écrivain par une bande-son qui alterne entre chansons russes et classiques du rock occidental comme Walk On The Wild Side, de Lou Reed, que l’on entend à plusieurs reprises, ou encore Amado mio, de Grace Jones, Sunday Morning et I Am Waiting For The Man des Velvet Underground & Nico. Cette dernière chanson accompagne Limonov quand, arborant une perruque de cheveux longs, coiffé d’un chapeau, maquillé, l’écrivain aborde un grand afro-américain en pleine rue pour lui prodiguer une fellation et lui demander de lui apporter sa compagnie, lui qui se sent si seul. Il écrira sur cette expérience homosexuelle dans l’un de ses livres, recommandant à tout le monde d’essayer.

En deux heures dix-huit minutes, Kirill Serebrennikov a relevé le défi en livrant un film qui évolue dans un joyeux chaos à l’image de l’écrivain disparu en 2020.

Le film présente quelques omissions et ellipses, mais la réalisation offre un spectacle ébouriffant et éblouissant, portée par la remarquable performance de Whishaw qui habite le film de bout en bout. Whishaw offre de multiples registres d’interprétation à son personnage, l’incarnant flamboyant, grandiose, odieux, monstrueux, tendre et pathétique. Rayonnant une énergie contre-culturelle qui fleure le cinéma en roue libre des années septante, Limonov – The Ballad, livre un portrait intéressant, et parfois exaspérant mais qui défie toute catégorisation facile.

Fervent défenseur des droits LGBTQ+ en Russie, assigné à résidence pendant deux ans en 2020, le cinéaste rappelle, en adaptant la vie du controversé Limonov, la force des convictions.

Firouz E. Pillet, Cannes

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Firouz Pillet

Journaliste RP / Journalist (basée/based Genève)

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