En première ligne (Heldin) de Petra Volpe – L’épuisement du système hospitalier. Rencontre
Avec En première ligne (Heldin), Petra Volpe — connue pour L’Ordre divin (2016), mais aussi pour ses scénarios, notamment Heidi (2015), la série Le Prix de la paix (2020) ou encore la comédie dramatique Les Belles années (2022) — nous plonge au cœur du milieu hospitalier, le temps d’une journée de service sous haute tension. La réalisatrice orchestre un huis clos où la pression monte crescendo, rendant tangible le poids qui pèse continuellement sur les épaules du personnel soignant.
© Zodiac Pictures
Dans les pas de Floria, incarnée avec intensité par Leonie Benesch (Le Ruban blanc, La Salle des profs), le·la spectateur·trice partage chaque urgence, chaque dilemme, chaque instant d’épuisement ou de répit volé. La cinéaste-scénariste livre ici un portrait vibrant et salutaire du quotidien hospitalier.
Lors du premier confinement lié à la pandémie de Covid-19, dans de nombreux pays, les citoyen·nes, interdit∙es de sortie, se sont retrouvé·es chaque soir sur leurs balcons pour applaudir celles et ceux qui étaient en première ligne : le personnel soignant. Cette manifestation de reconnaissance et de solidarité envers celles et ceux qui sauvaient des vies n’a pas survécu au retour à la « normale »… Business as usual. Le système hospitalier, en crise profonde depuis de nombreuses années dans plusieurs pays européens — notamment en ce qui concerne le nombre de lits disponibles et la pénurie de professionnel·les —, ne cesse de s’enfoncer dans une logique de flux tendu.
Loin de tirer les leçons de la crise sanitaire, les autorités compétentes ne se sont pas réellement attelées aux besoins urgents de revalorisation des métiers du soin. Cette reconnaissance passe pourtant par une augmentation des effectifs, des stratégies de formation solides et une amélioration des conditions salariales.
Pour Floria, infirmière dans un hôpital zurichois, une nouvelle journée de travail commence. Arrivée en bus, elle se change ; la caméra s’attarde déjà sur ses baskets, comme un présage du marathon qui l’attend. Dès le départ, la tension monte : une collègue est absente, malade, et l’équipe devra assurer le service à trois — deux infirmières et une stagiaire. Aucun temps pour s’échauffer, le stress est immédiat. Un patient doit être préparé d’urgence pour une opération ; un homme âgé, inquiet pour son chien resté seul à la maison, réclame avec insistance un diagnostic qu’il attend depuis longtemps ; une autre patiente interpelle Floria à répétition pour obtenir un médicament dont elle a besoin en urgence.
Pour ne rien arranger, au bout du couloir, se trouve Monsieur Severin, patient privé installé dans une chambre individuelle soigneusement aménagée. Il ne cesse de se plaindre auprès de Floria, notamment du temps qu’elle met à satisfaire ses demandes, comme celle d’un simple thé chaud. Emportée dans un maelstrom d’urgences qui s’enchaînent et de sollicitations toujours plus nombreuses, l’infirmière tente tant bien que mal de prioriser les étapes de son slalom de chambre en chambre. Mais cette course contre la montre est perdue d’avance. Lorsqu’une patiente décède, Floria, aux côtés des proches accablés de chagrin, est également affectée. Elle ne servira le thé à Monsieur Severin qu’une heure plus tard. Celui-ci l’injurie alors de la pire des manières — jusqu’à ce qu’elle perde son sang-froid.
Ce microcosme, mis en scène avec un sens aigu de la dramaturgie, voit la tension monter par paliers tout au long du film, Volpe ne ménageant que quelques respirations salutaires à sa protagoniste comme aux spectateur·trices. La réalisatrice inclut toutes sortes de configurations et de profils de patient·es, offrant ainsi un instantané de la société contemporaine. Les failles du système hospitalier se répercutent à tous les niveaux, plongeant soignant·es et patient·es dans un désarroi partagé : les un·es se sentant mal pris·es en charge, les autres estimant qu’il n’est plus possible d’exercer leur métier correctement dans de telles conditions. L’une des scènes les plus emblématiques de la résistance de Floria à la déshumanisation de sa tâche, d’une douceur infinie, est celle où elle prend le temps de s’asseoir auprès d’une femme âgée, désorientée et seule, à qui elle fredonne une comptine pour l’apaiser.
Une fois n’est pas coutume, le choix du titre français s’avère aussi juste que celui en allemand (Heldin : Héroïne). Floria incarne à la fois celles et ceux qui sont en première ligne du soin et qui, dans l’ombre d’une institution qui brutalise l’humain, sont de véritables héroïnes et héros du quotidien.
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Au terme de cette immersion, nous ressortons du film aussi éprouvé∙es que l’héroïne. Alors que la pénurie de soignant∙es atteint un niveau critique en Suisse, le film de Petra Volpe tire la sonnette d’alarme: son hôpital fictif reflète de manière glaçante un système à bout de souffle. Rencontre.
L’état du système hospitalier, un peu comme celui de l’éducation, donne un effet miroir de l’état général de la société. Dans votre film vous dénoncez le système qui met en souffrance à la fois les patient∙es et les soignant∙es…
Oui c’est vrai, le système hospitalier, comme l’éducation, reflète la société dans son ensemble. Mon film montre que le problème n’est pas les individus: les patient∙es et le personnel soignant sont tous victimes d’une structure défaillante. En Suisse, en Allemagne, en France, on parle d’un manque de soignant∙es, mais cela reste abstrait. Le but du film est de rendre concret ce que signifie une personne absente à son poste. Des drames humains où des vies sont en suspens avec un impact émotionnel sur les patient∙es et soignant∙es dans des situations existentielles de vie et de mort.
Nous devons comprendre le prix de cette politique, sans nous laisser manipuler par les discours partisans qui prétendent qu’investir dans la santé renchérit les assurances – une vaste blague. Les statistiques prouvent que c’est une question de priorités : l’argent va aux infrastructures, pas aux soignant∙es. Or, on sait aujourd’hui que plus le personnel soignant d’un service est qualifié, plus les coûts sont répartis efficacement.
À la fin du film, vous rappelez qu’il manque déjà cruellement de personnel en Suisse et en Allemagne – une tendance qui s’aggravera. Pourtant, tout le monde fréquentera un jour l’hôpital… Pourquoi cette passivité collective ?
C’est un tabou. Personne n’imagine finir à l’hôpital. Comme Susan Sontag le disait, quand on est malade, on devient citoyen d’un autre pays. On bascule dans un monde parallèle, inquiétant et méconnu. S’y ajoute un sexisme systémique : les soins, historiquement perçus comme « métier de femmes », restent sous-évalués. Il a fallu une pandémie pour qualifier cette profession d’« essentielle » ! Preuve flagrante : face au manque de pilotes – secteur masculinisé –, les autorités ont débloqué des financements de formation dès 2015. Pour les soignant∙es ? 10 ans de luttes avant une timide reconnaissance.
Cette profession devrait être l’une des plus estimées et respectées de notre société. Ce n’est pas seulement un travail techniquement très exigeant, mais aussi humainement et psychologiquement. Les soignant∙es s’occupent de nous quand nous les plus vulnérables, dépendants et dans le besoin.
Floria fait tout, même le travail des aides-soignant∙es. Elle est impliquée dans les actes professionnels mais elle est aussi à l’écoute des patient∙es et les traite individuellement ; sa collègue de son côté a beaucoup plus de distance. Est-ce qu’il s’agit aussi de savoir prendre de la distance, se protéger, pour pouvoir durer dans ce métier?
Absolument, Floria est une soignante à l’écoute. Sa collègue, plus distante, représente celles et ceux qui se blindent pour survivre. J’ai rencontré dans mes recherches des femmes tellement épuisées qu’elles développent du cynisme. Cela explique pourquoi 40% des soignant∙es quittent le métier après 4 ans : burn-out, mauvaise ambiance, stress.
Floria le répète sans cesse : « Nous ne sommes que deux. Je ne peux pas me diviser en quatre. » C’est le dilemme auquel est confronté∙e chaque soignant∙e dans un service en sous-effectif : décider qui est prioritaire, avec parfois, une vie en jeu. La peur de faire des erreurs est omniprésente. L’agressivité est aussi un problème majeur car elle se répercute sur les échelons inférieurs. Floria symbolise cette fragilité humaine ; dans 10 ans, elle pourrait sombrer dans la même amertume que sa collègue.
D’ailleurs, Floria a une altercation avec une médecin qui rentrait chez elle après une longue journée au bloc, alors qu’un patient l’attendait encore…
Je voulais montrer de l’empathie pour cette dernière : elle aussi venait de passer des heures en salle d’opération. Le vrai coupable est le système, qui impose à toutes deux des conditions inacceptables. Elles en sont les victimes, au même titre que les patient∙es. Cette scène révèle crûment l’effet de la pression extrême : les gens se retournent les uns contre les autres.
Vous caricaturez un peu le patient privé : est-ce un moyen de dénoncer ce régime de santé à deux vitesses ?
Pas exagéré du tout ! Il incarne la présomption de privilège de certains patient∙es envers le personnel: cris, mépris, exigences abusives. Mon film révèle l’absurdité d’un système où la « première classe » croit tout mériter… alors que la maladie nous ramène tous à l’essentiel : des soins humains, pas de jolis murs et des fleurs dans une chambre. Ces disparités sont immorales.
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Vous mettez l’accent sur les liens humains, avec bien sûr la famille, mais aussi l’isolement, la solitude, à travers des personnes âgées ou migrantes. Pourquoi ?
Parce qu’une rencontre humaine peut tout changer, surtout pour les plus vulnérables. Floria incarne cette humanité. Les histoires des patient∙es viennent de mes recherches et expériences personnelles. Par exemple, le vieil homme et son chien : des médecins m’ont confié que des patients gravement malades ne craignaient qu’une chose : “Qui s’occupera de mon chien ?”. Ces détails sont vitaux. Le défi était de créer une émotion avec peu de temps à l’écran, comme dans la réalité où les soignant∙es sont surchargé∙es. Trouver l’équilibre entre efficacité et empathie était crucial.
Votre mise en scène est très chorégraphiée dans cet espace confiné : comment avez-vous collaboré avec la directrice de la photographie ?
Avec Judith Kaufmann, nous avons filmé au téléphone chaque scène étape par étape. Puis, nous avons répété chaque séquence plusieurs fois avec les acteur·trices. C’était exaltant et palpitant : tout le monde devait être synchronisé avec une précision absolue, où la moindre erreur imposait de tout recommencer. Cette rigueur rendait le tournage presque méditatif.
Le film sort sur les écrans romands aujourd’hui.
De Petra Volpe ; avec Leonie Benesch, Sonja Riesen, Alireza Bayram, Selma Jamal Aldin, Urs Bihler, Margherita Schoch, Urbain Guiguemdé, Elisabeth Rolli, Jürg Plüss, Lale Yavas; Suisse; 2025; 92 minutes.
Malik Berkati
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