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Locarno 2022 – Piazza Grande : Last Dance, une tendre comédie sur la danse, la famille, le geste du deuil. Rencontre avec la réalisatrice suisse Delphine Lehericey

Après Puppylove (2013) et Le Milieu de l’horizon (2019 ; Prix du Meilleur film de fiction et Meilleur scénario du Cinéma Suisse 2020) où la cinéaste suisse explorait le monde adolescent, Delphine Lehericey aborde avec Last Dance celui du « dernier âge », comme elle le nomme si joliment.

— François Berléant et La Ribot – Last Dance
Image courtoisie Locarno Film Festival

Germain, septante-cinq ans (François Berléant, qui tient à dire avec humour qu’il n’est pas aussi âgé que son personnage), est retraité. Il passe ses journées à lire en attendant Lise (Dominique Reymond), sa femme qui a des activités extérieures. Il fait partie de cette génération d’hommes qui laisse les femmes s’occuper de tout à la maison. C’est elle qui lui fait à manger, lui prépare le petit-déjeuner… et au milieu de ce quotidien, des moments de grâce apparaissent lorsqu’il lui fait la lecture de À la recherche du temps perdu, instants sauvés du monde et de ses contraintes. Germain a subi une opération majeure l’année précédente et semble de santé instable. Contre toute attente, c’est sa femme qui disparaît. À peine son épouse enterrée, ses enfants, sur-inquiets, se chargent de planifier tout son quotidien : toute la famille est mise à contribution, à tout de rôle, pour s’occuper des tâches ménagères, organiser ses activités ; la voisine est chargée des repas. Il n’a pas une minute pour faire face à son veuvage, il est sollicité constamment par des visites et des coups de téléphone. Avec cet agenda calé par ses enfants – ils lui imposent en plus du soutien scolaire à une collégienne ! –, pas le temps d’aller à la recherche de celui qui est perdu… Ce que ne savent pas les siens, c’est qu’il a son propre chemin pour témoigner du Temps retrouvé : La promesse que se sont fait les deux époux – celui qui reste doit finir ce que l’autre a commencé.  La dernière activité de Lise avait été d’intégrer la célèbre compagnie de danse contemporaine de La Ribot pour un spectacle qui mélange les danseurs et danseuses professionnel.les avec des non-professionnel.les. Germain décide alors de tenir La promesse et va se retrouver au cœur de cette création artistique.

Delphine Lehericey réalise un tour de force artistique dans l’écriture de son film, celui d’allier finement la comédie de situation avec des tournures de récit plus dramatiques. Elle parvient à tenir constamment le balancier sur cette étroite crête, ne tombant jamais dans les extrêmes ou les facilités narratives. Elle parvient à entraîner ses spectateurs et spectatrices dans leurs propres projections de la famille, du deuil, de l’art, des relations humaines. Last Dance nous fait rire, nous émeut et nous accompagne dans une introspection inattendue une fois sorti.es de la salle de cinéma. Puis, par un effet retard, reste un doux effluve dans le sillage des images qui s’estompent, un sourire qui se dessine au sentiment d’apaisement et ces quelques vers du poète reviennent, telle une madeleine de Proust : « Pourquoi que je vis, parce que c’est joli. » (Boris Vian)

Rencontre avec une cinéaste qui pense son cinéma de manière entière, avec son esprit, mais aussi avec son corps et son cœur.

La comédie est un des genres les plus difficiles, il y a souvent des astuces éculées pour provoquer le rire. Chez vous, le comique de situation s’inscrit dans une fluidité, une continuité dans le récit qui fait que cela fonctionne. On rit, car on est touché, on arrive à se projeter. Comment avez-vous ciselé ces effets ?

Je suis quand même quelqu’un d’assez fun (rires), je ne suis pas une personne sinistre, mais il est vrai que mes films précédents étaient des drames. Je voulais écrire une comédie depuis assez longtemps. Je viens du spectacle vivant, j’ai déjà filmé des danseurs, j’ai fait du théâtre, de l’art clownesque, du burlesque, et je voulais absolument raconter cette arène artistique, montrer ces familles du spectacle vivant. Mais je n’arrivais pas à trouver le point d’ancrage. Et puis, après avoir fait ces films sur l’adolescence, il y avait cet autre thème qui me tenait à cœur, celui du dernier âge de la vie. Je ne savais pas trop comment lier ces deux thèmes. Au début, j’avais écrit un road-movie avec des personnes âgées qui s’échappaient d’une maison de retraite pour rencontrer Roger Federer, mais pour finir cela ne s’est pas fait…

Dommage !

Avec mes producteurs suisses et belges, nous formons presque une famille, et nous avons décidé de travailler sur ce genre. Ils ont suivi de près l’écriture du scénario, ils me donnaient beaucoup de retours ; c’est un processus nécessaire à la comédie : quand on écrit seule, on ne sait pas si c’est drôle ou pas. Ils pouvaient m’indiquer les choses à retravailler. Nous avons beaucoup travaillé justement la comédie de situation. Comme je viens du spectacle vivant, je suis plus à l’aise dans ce registre que dans les dialogues tels qu’ils sont écrits dans la comédie à la française. Je ne m’inscris pas du tout dans ce registre. Avec cet homme qui ne sait pas danser, qui a un non-corps – quand on voit François Berléant, on ne se dit pas que c’est l’homme le plus souple, le plus à l’aise physiquement – et cette chorégraphe hispano-suisse, La Ribot, avec ses cheveux oranges, qui est si expansive, comme un personnage sorti d’un film d’Almodóvar, je me disais que cela allait produire une réaction.

Aviez-vous ces deux interprètes contrastés en tête à l’écriture de ces deux rôles ?

Quand j’ai commencé à écrire, j’avais un personnage qui n’était pas encore François Berléant mais qui était quand même assez raide, assez bougon, un homme qui lit des livres, mais ne fait rien à côté. En face, j’avais une chorégraphe assez autoritaire et assez haute en couleur. J’avais plutôt Mathilde Monnier en tête, car je connais mieux son travail que celui de La Ribot. Mais ce sont comme des jumelles, elles collaborent régulièrement. La rencontre avec La Ribot s’est tellement passée que nous sommes devenues des sœurs de travail. Une fois que j’avais la chorégraphe, le choix de Berléant a été assez évident.

Le plus important était d’avoir d’abord La Ribot…

Oui, c’était important, car elle m’a proposé ses propres œuvres chorégraphiques qui ont été une manne d’inspiration. Nous avons transformé des spectacles qu’elle avait faits en duo ou en solo pour huit ou pour six danseuses et danseurs. C’était un travail passionnant !

— La Ribot, Kacey Mottet Klein, François Berléant – Last Dance
Image courtoisie Locarno Film Festival

Il y a de très belles idées dans votre récit, La promesse bien sûr, mais aussi cette tendresse qui affleure partout, parfois maladroite comme les enfants de Germain qui sont sur-inquiets, parfois très jolie comme ces lettres que Germain et Lise se laissaient dans les livres de la bibliothèque, la lecture de Proust qu’il lui faisait.  Qu’est-ce qui vous a inspiré ces moments de tendresse ?

Je suis très émue de raconter cela, c’est étrange, cela ne me revient que maintenant : je voulais faire cette comédie sur le deuil qui devait passer par le mouvement. L’idée de la promesse est venue assez tôt, mais je ne l’avais pas encore formulée clairement. Il y avait déjà cette idée d’hommage à la littérature avec Proust également. J’écrivais pendant le confinement alors qu’un événement est survenu à mes grands-parents, dont je suis très proche, qui ont plus de nonante ans et sont en maison de retraite – ils sont ensemble depuis plus de septante ans. Ma grand-mère a eu le Covid. Ils ont donc été séparés et mon grand-père lui a écrit tous les jours. Quand il m’a dit qu’il ne pouvait pas la voir mais lui écrivait en faisant passer un petit mot quotidien par les infirmières, j’ai été très émue de son attention, c’est tellement romantique ! Surtout à son âge et sachant que c’est quelqu’un d’assez bourru. C’était fantastique de découvrir cette facette de lui. Cela m’a inspiré les lettres. En revanche, l’aventure du mouvement comme geste de deuil, c’était quelque chose que j’avais déjà écrit.

Il n’y a pas beaucoup de contexte sur la vie de Germain, cependant il semble vivre les choses principalement à travers son esprit. Tout à coup, il est confronté au langage du corps. Est-ce que l’exultation du corps apaise les peines de l’âme selon vous ?

Le théâtre et la danse, plus encore que le cinéma, demandent une présence absolue à soi-même, au public et aux autres. C’est un travail que les acteurs de cinéma ne font pas tous, ou ne savent pas faire. Je trouve qu’il est très différent de traverser une expérience de création théâtrale ou de danse que de faire un film. Dans ces moments-là, c’est tellement bouleversant de se rencontrer sur scène, cela exige une réelle confrontation avec ses émotions. C’est quelque chose d’unique. Si sa femme n’était pas morte, Germain n’aurait jamais participé à ce projet de spectacle, mais il a le courage de répondre à La promesse et d’aller tous les jours aux répétitions, jusqu’à la représentation. Je pense que le théâtre et la danse, l’art, la création en général peut sauver nos âmes. Moi, il y a des livres, des films, des spectacles qui me sauvent la vie et je tiens à raconter cela. Il fallait absolument que ce deuil passe par une aventure positive, et la création est une aventure positive.

Last Dance de Delphine Lehericey
Image courtoisie Locarno Film Festival

La scène permet aussi à des gens qui ne se rencontreraient pas dans la vie, de se parler…

Oui, Germain n’aurait jamais rencontré Samir (interprété par Kacey Mottet Klein, danseur de la troupe qui prend soin de Germain au sein et en dehors de la compagnie de danse, N.D.A.), ni La Ribot. La troupe devient une famille, car la sienne le soûle (rires), elle est dysfonctionnelle comme toutes les familles. Il peut ainsi s’en inventer une autre. Je crois aussi à cela : les équipes, les aventures collectives que sont les réalisations de films, de spectacles vivants. On se fait, à un moment donné, sa propre famille. C’est ce qui lui est proposé et c’est à travers son regard que l’on découvre que cette recherche précise et étrange demande une présence physique.

Filmer la danse est quelque chose de compliquer, surtout lorsque, comme vous, on est au plus près des corps. Comment avez-vous conçu le dispositif pour tourner ces scènes ?

Quand j’ai moi-même filmé la danse, il y a une vingtaine d’années, je me disais qu’il était extrêmement difficile d’être fidèle à un mouvement. Quand on filme de très loin, on perd l’essence émotionnelle ; la captation d’un spectacle vivant, c’est la mort. L’intérêt d’un spectacle vivant, c’est justement d’être en direct : c’est nous qui cherchons où placer notre regard, notre attention. Je voulais donc que la caméra soit le regard de Germain, c’est-à-dire que nous plongions avec lui dans quelque chose qu’il ne connaît pas, qu’il ne comprend pas et qu’il finit, pas forcément par comprendre, mais par aimer. Cela nous permet de voir comment naît son désir d’être là, à la recherche de quelque chose dont il ne connaît pas la teneur, mais qui lui donne envie d’y être. Avec mon chef opérateur, nous avons ainsi décidé de filmer comme un documentaire, au milieu des danseurs, avec La Ribot qui, pour de vrai, cherche toujours quelque chose. Il y avait des éléments écrits et d’autres en improvisation. Nous avons tourné beaucoup plus que ce qui était prévu afin d’avoir des moments supplémentaires que nous pourrions par la suite monter. Il y a plus de danse dans le film qu’initialement prévu dans le scénario.

Vous avez aussi le courage de faire des scènes un peu plus longues que ce que l’on voit de nos jours, avec des films au montage qui ressemble à des clips…

Un exemple qui, a priori, n’a rien à voir, un des livres qui m’a le plus bouleversée, parce qu’il m’a permis de comprendre quelque chose des camps de concentration, c’est La douleur de Marguerite Duras. Elle se met à l’endroit de tout le monde : quelqu’un qui attend. Elle attend l’être aimé et, décrivant comme il est rentré, on comprend et la violence et la mort et la souffrance. Il faut être dans l’humilité quand on filme, il faut emmener le spectateur à un endroit où il va faire ses propres découvertes. Pour qu’il puisse faire son propre chemin, il a besoin de temps et d’espace. Il faut que nous soyons dans le regard naïf, insouciant pour « redécouvrir avec ». « Redécouvrir avec » fait partie de mon cinéma. Je n’ai pas envie de dire : « moi, je sais et je vais vous le montrer ! » En fait, je n’en sais rien. Moi aussi, je doute et je cherche. C’est cet endroit artistique qui m’intéresse.

Votre distribution est internationale, c’est un peu comme dans votre film et la compagnie de danse, une famille recomposée : avez-vous ressenti des différences d’approche dans le travail ?

Je revendique faire un cinéma européen. C’est important, car on est bien que dans la diversité. Mais effectivement, cela peut être difficile parce qu’il y a des niveaux de jeux différents, des langues, des accents, des manières de faire et de voir. C’est cela qui fait la richesse d’un film !

De Delphine Lehericey; avec François Berléand, Kacey Mottet Klein, La Ribot, Déborah Lukumuena, Astrid Whettnall, Jean-Benoît Ugeux, Sabine Timoteo, Anna Pieri, Dominique Reymond, Lisa Harder, Luc Bruchez; Suisse, Belgique; 2022; 84 minutes.

Malik Berkati, Locarno

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Malik Berkati

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