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Entretien avec Amjad Al Rasheed, réalisateur de Inshallah a Boy (Inshallah Walad), Prix du public au Festival International du Film de Fribourg 2024

En 2023, la Jordanie a pour la première fois été représentée dans la sélection du Festival de Cannes –ce festival toujours à la pointe de la diversité –, dans la section Semaine de la critique, avec Inshallah a Boy.

Inshallah a Boy (Inchallah un fils) de Amjad Al Rasheed
Image courtoisie trigon-film

Amjad Al Rasheed ancre son récit dans une ville qu’il filme avec amour, Amman, et une société au sein de laquelle les individus doivent apprendre à louvoyer pour poursuivre leur chemin de vie. Un couple sans histoires, si ce n’est un problème de fertilité qui l’empêche de donner (de préférence) un petit frère à Nora (Seleena Rababah). Un soir Nawal (Mouna Hawa) tente de persuader son mari que c’est le bon moment d’essayer car elle est en phase d’ovulation. Adnan, trop épuisé, demande à ce qu’elle le laisse dormir, qu’ils essaieront le lendemain. Le sort en décidera autrement – cette nuit sera sans lendemain. Nawal retrouve au matin son mari mort dans son sommeil.
La veuve et l’orpheline n’ont cependant pas le temps de faire leur deuil, leur avenir semblant ne pas avoir fini de s’assombrir : malgré le fait que Nawal travaille comme infirmière auprès d’une riche famille chrétienne et s’occupe de la matriarche grabataire et a contribué au budget familial et l’achat de l’appartement avec sa dot, il n’existe aucune trace officielle de cette contribution. Le beau-frère de Nawal, Rifqi (Hitham Omari), réclame, selon le droit jordanien, l’appartement qui revient à la fratrie puisque le couple n’a pas de garçon qui pourrait en hériter.

Le réalisateur jordanien n’était pas vraiment conscient de l’existence et l’impact de telles lois, jusqu’à ce que cela touche une femme membre de sa famille. C’est ce qui a inspiré l’histoire de Nawal et sa course contre la montre et les vents contraires pour sauver son toit et l’avenir de sa fille.
Amjad Al Rasheed construit un récit subtil et haletant, avec des décrochages narratifs qui font glisser le film du drame social vers un thriller social qui imbrique avec subtilité les mondes et les genres où rien n’est vraiment blanc ou noir, et encore moins rose. En effet, même au sein de l’aristocratie chrétienne ammanienne, la violence patriarcale sévit. Lauren (Yumna Marwan), coincée dans un mariage malheureux, interdite de divorcer, se retrouve elle aussi en grande difficulté lorsqu’elle tombe enceinte et se pose la question de garder ou non l’enfant.

Les destins se croisent et se décroisent dans une histoire qui dépeint une société où chacun∙e tente de trouver une voie à la ligne très étroite pour mener sa vie, tant de gauche comme de droite les injonctions conservatrices imposent une pression à laquelle il faut quasiment être en situation de survie pour avoir la force d’y résister.

Rencontre avec Amjad Al Rasheed au Festival International du Film de Fribourg (FIFF)

Vous avez souvent expliqué que cette histoire vous a été inspirée par un événement dans votre famille. Ma première question est plus sociale que cinématographique : vous n’êtes sûrement pas le seul à avoir ressenti cette injustice, cela doit être très commun. Pourquoi, à votre avis, rien ne bouge concernant cette loi ? Il y a une composante religieuse, mais si une majorité de gens renonçait volontairement à cette loi, ne deviendrait-elle pas caduque ?

C’est une question compliquée qui demande d’étudier attentivement la société. Je pense que personne auparavant n’a pensé à défier ces lois. Il y a certes des mouvements féministes en Jordanie, mais ils abordent d’autres sujets ; ils ne touchent d’ordinaire pas aux lois inspirées de la charia, car ce sont des sujets très sensibles, presque tabous. En faisant mes recherches, j’ai rencontré des femmes appartenant à ces organisations en Jordanie et elles m’ont dit de faire attention car remettre en cause des lois provenant de la loi coranique pouvait être risqué.
Je me suis donc dit que je vais relire le Coran, et en fait, j’ai compris quelque chose de totalement différent de ce que ces lois préconisent. Il s’agit de savoir comment on explique et interprète le Coran et dans quel but. C’est la même chose dans l’Église chrétienne dont je remets également en question les dogmes dans le film. Ce sont des anciennes lois qui ont pour but de contrôler la société, les familles, les femmes, par toutes sortes de manières. Je pense que le changement viendra lorsque nous réévaluerons ces lois. Faire ce genre de film permet justement de donner matière à réfléchir et peut-être d’ouvrir la conversation. Je pense aussi qu’un changement peut venir de l’éducation. Nous devons aussi réévaluer le système d’éducation, de manière générale, pas seulement en Jordanie ou dans le monde arabe. Si vous regardez bien, les femmes font face aux discriminations sous différentes formes dans le monde entier. Sur quelles bases élevons-nous nos enfants ? Je suis persuadé que cela est la clef, si rien ne change dans nos systèmes éducatifs, cela n’avancera pas. Il faut également que les femmes soient associées à l’élaboration des lois. C’est une course de longue haleine, une longue bataille que nous devons tou·te·s entreprendre.

— Mouna Hawa et Seleena Rababah – Inshallah a Boy (Inchallah un fils)
Image courtoisie trigon-film

Comme vous l’avez souligné, lorsqu’on lit le Coran, on constate en réalité que pour l’époque, le texte était très progressiste pour les femmes sur ce sujet, et que cet esprit a été perdu, que les choses ont été figées…

Je suis totalement d’accord. À cette époque où les femmes étaient traitées non comme des sujets mais comme des objets, c’était révolutionnaire. Fatima Mernissi, une sociologue et écrivaine féministe marocaine, met en lumière combien de nombreuses approches dans le texte coranique étaient révolutionnaires mais ne se sont pas développées par la suite, car les hommes qui tenaient les rennes du pouvoir ont dévoyé des lois dont nous avons hérité au fil du temps. Notre société moderne fonctionne encore dans l’optique des lois de la période omeyyade… Il y a eu une graine que le prophète Mohamed a essayé de semer, mais qui malheureusement n’a pas été cultivée.

Votre mise en scène est très intéressante, la caméra nerveuse et très proche sur Nawal avec des plans larges et posés sur la ville, pouvez-vous nous parler de ce choix ?

Mon intention était de produire un film réaliste, authentique, qui reflète la vie d’une femme comme Nawal. Visuellement, avec mon directeur de la photographie Kanamé Onoyama, je souhaitais adopter un regard brut et aiguisé, comme si la caméra observait et rendait les choses telles que les percevrait un œil humain ordinaire. C’est pourquoi le choix d’une lentille sphérique était crucial, tout comme le format d’image que nous avons choisi, qui souligne également notre intention cinématographique de réalisme, la profondeur de champ et l’utilisation de la caméra à l’épaule. Je voulais aussi placer le public dans la situation de Nawal : nous avons son point de vue et lorsque nous nous éloignons de son regard, nous ressentons sa réaction face à ce qu’elle voit, avec ces gros plans sur son visage qui provoquent une sensation de claustrophobie. L’idée est que le∙la spectateur∙trice se demande quelle serait sa réaction si ce qui arrive à Nawal lui arrivait. Tous les choix visuels ont été faits dans cette optique.
Quant aux plans larges, mon intention était de montrer ma ville, Amman. Mon amour pour cette ville n’est pas artificiel. Je cherche à la représenter dans toute sa réalité, même la plus crue. Je suis tellement attaché à cette ville que je peux en voir tous les mouvements. J’ai décidé en quelque sorte de célébrer la ville, même dans ce qu’elle peut avoir de laid. Je pense que l’on peut trouver de la beauté dans la laideur, de l’espoir dans les ténèbres. C’est ainsi que j’ai voulu dresser le portrait d’Amman.

La forme du récit est aussi intéressante : vous transformez un drame social en un film à suspense…

Avec Rula Nasser, ma co-scénariste et productrice principale, ainsi que Delphine Agut, également co-scénariste, plus nous plongions dans le matériau de la société jordanienne, plus l’histoire devenait réaliste et plus elle se transformait en thriller. C’est quelque chose qui est survenu naturellement lors du développement du scénario. Je voulais réaliser un film de réalisme social, et au fur et à mesure de l’écriture, j’ai réalisé que nous nous dirigions vers un récit de réalisme social à suspense. J’apprécie énormément cette direction que le film a prise. Des femmes m’ont confié que pour elles, parfois, sortir et accomplir des tâches banales est comme entrer dans une arène. Refléter cela à travers le scénario a créé cette tension, cet aspect de thriller. Cela est également amplifié par la façon dont nous avons filmé et monté le film.

On voit aussi dans le film une société qui est divisée en classes sociales très marquées mais qui ont un point commun, quelle que soit la religion ou la classe sociale, le point commun est la femme qui est opprimée…

Parfaitement. Tout d’abord, Amman est divisée en deux côtés, l’Ouest de la ville qui est riche et l’Est qui est plus populaire. Je voulais montrer ces deux aspects et ne pas rester sur le stéréotype consistant à dire que les femmes des milieux populaires souffrent plus que celles des milieux aisés. Ce n’est pas vrai. En faisant des recherches pour le film, j’ai rencontré des femmes de différentes classes sociales, de différentes religions, et le point commun entre ces femmes est souvent celui d’être ignorées dans leurs droits car ni la loi ni la société ne les soutiennent. Elles doivent toutes lutter. J’ai pu le constater dans ma propre famille : les femmes ont de grandes ressources car elles doivent se battre pour atteindre leurs buts. C’est aussi un aspect que je voulais montrer : les femmes sont des victimes mais elles ne s’enferment pas dans le rôle de victime, elles agissent.
Ce que je voulais montrer avec le personnage de Lauren, par exemple, une femme d’une famille chrétienne qui semble au premier abord être issue d’une famille ouverte d’esprit, vivant dans une certaine richesse, dans une maison moderne, avec des enfants qui étudient à l’étranger, les femmes qui peuvent s’habiller comme elles veulent, aller boire un verre au bar si elles le désirent, mais au final, l’égalité n’existe pas pour elles non plus ; cette liberté dont elles semblent jouir n’est qu’une illusion. Mais ceci n’est pas particulier à la Jordanie, on retrouve cela dans de nombreuses sociétés. En Occident aussi ! J’ai présenté mon film en Italie récemment et en discutant après les projections, j’ai découvert que depuis le début de l’année (l’entretien a eu lieu le 21 mars 2024 ; n.d.a.), 80 femmes ont été assassinées par leurs conjoints ou ex-conjoints !

— Mouna Hawa et Seleena Rababah – Inshallah a Boy (Inchallah un fils)
Image courtoisie trigon-film

L’écriture des personnages des hommes est aussi très fine : ils ne sont pas vraiment méchants, ils sont en quelque sorte eux aussi victimes du rôle que leur impose la société…

Cela fait partie de ma volonté de capter la réalité. Effectivement, tous les personnages du film sont des victimes. Nawal et Lauren sont bien sûr les principales victimes, mais les hommes le sont aussi. La réalité des êtres humains est qu’ils ne sont pas tout blancs ou tout noirs ; souvent, ce sont les circonstances qui nous poussent à faire certaines choses. C’est pourquoi nous avons placé tous les personnages dans une zone grise. Rifqi, le beau-frère de Nawal, est le principal antagoniste, oui, mais il n’est pas un méchant typique : il ne vole pas Nawal, il suit la loi qui lui donne ce droit, et il a une famille à nourrir, il y a un facteur économique qui entre en jeu. Ce personnage est dans une zone grise, ce qui me permet de mettre en lumière des questions morales. Si vous avez la loi avec vous, allez-vous renoncer ou non à ce droit ? C’est une question sans jugement. Le frère de Nawal, Ahmad, joue le rôle que la société attend de lui en tant qu’homme de la famille. S’il ne se comporte pas comme il le fait, c’est lui qui en pâtira car il sera déconsidéré.
Ces personnages permettent de poser les questions. Mais Nawal n’est pas non plus une personne parfaite, elle a ses propres conflits et zones d’ombres. Il est important de les rendre les plus proches possibles d’être humains normaux, sinon il serait impossible de donner au public un miroir qui lui permette de se poser des questions.

Vos acteurs et actrices, avec bien sûr en tête Mouna Hawa, incarnent avec beaucoup de justesse leurs personnages. Pouvez-vous nous dire s’ils sont connus en Jordanie et comment avez-vous travaillé avec eux ?

Je voulais amener de nouveaux visages à l’écran. C’est le quatrième film de Mouna, mais les autres acteur∙trices sont moins connu∙es. Je voulais que le public reconnaisse ces visages comme étant réels, et pour moi, la star, c’est l’histoire. Je ne voulais pas que l’attention soit absorbée par une vedette.
Nous avons beaucoup travaillé en amont, fait énormément de répétitions pour essayer des choses avec les acteur∙trices car leurs personnages sont complexes. Cela m’a pris presque deux ans pour finaliser la distribution des rôles ; j’ai souvent changé d’avis avant d’être sûr d’avoir la bonne personne. L’avantage est que pendant le tournage, je les connaissais très bien ; j’avais les clés pour les amener à livrer l’émotion juste, me donner le bon rythme au bon moment.
Cela a donc nécessité beaucoup de travail. J’ai utilisé différentes méthodes ; par exemple, j’ai demandé à Mouna Hawa de placer chez elle quelques accessoires du film afin qu’elle s’habitue à l’espace de l’appartement du film.

Mouna Hawa, a-t-elle apporté des éléments personnels à son personnage ?

Oui, bien sûr ! Mais avant de choisir définitivement Mouna, avec le travail effectué en amont, j’avais compris quel était sa véritable personnalité et comment elle pouvait se refléter sur Nawal. Elle n’est pas du tout comme Nawal ; elle provient d’une famille palestinienne chrétienne, mais c’est une battante, très intelligente, très forte. Elle est passée par différentes oppressions en tant que Palestinienne, vivant dans une société sous occupation… je dirais qu’elle porte un bagage avec elle, et elle peut le répercuter sur le personnage de Nawal.

De Amjad Al Rasheed; avec Mouna Hawa, Haitham Omari, Yumna Marwan, Salwa Nakkara, Mohammad Al Jizawi, Eslam Al-Awadi, Seleena Rababah – Celina Rabab’a; Jordanie; 2023; 113 minutes.

Lire également la critique de Firouz E. Pillet publiée lors du Festival de Cannes 2023.

Malik Berkati

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